Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?

 A la fin de l’année 73, Jacques-Alain Miller propose un exercice d’académicien au Docteur Lacan : répondre à trois des quatre questions qui résument, pour Kant, ce qu’il appelle « l’intérêt de notre raison », Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? La tâche n’est pas simple : répondre à l’oral et devant les caméras de l’O.R.T.F, à des questions auxquels l’éminent philosophe consacra sa vie. Mais le Docteur Lacan relève le défi avec son style, sa langue, fort de l’enseignement qu’il a élaboré depuis les années 50 pour définir ce que l’on peut dire sur l’Homme à partir de la psychanalyse. Son intervention paraîtra sous la forme d’un article établi par J.-A. Miller, intitulé Télévision*.

 

Comment Jacques Lacan s’y est-il pris ?

Question n°1 : Que puis-je savoir ?

Le docteur Lacan considère que son discours – le discours psychanalytique qu’il élabore au cours de ses Séminaires – « n’y répond pas », il n’écarte pas la possibilité que d’autres puissent la recevoir autrement, mais pour sa part, le fait même qu’il ne puisse pas y répondre dans les termes de la formulation kantienne, relevant du champ de la philosophie fonde la légitimité et la spécificité de son discours psychanalytique « Mon discours n’admet pas la question de ce qu’on peut savoir, puisqu’il part de le supposer comme sujet de l’inconscient. » Après avoir marqué ses distances en soulignant l’incongruité de cette question dans le champ de la psychanalyse, il livre sa réponse : « Que puis-je savoir ? Réponse : rien qui n’ait la structure du langage en tout cas, d’où il résulte que jusqu’où j’irai dans cette limite, est une question de logique ».

Pour quelles raisons le docteur Lacan marque-t-il des réticences à répondre directement à cette question ? Parce que d’une part, il tient à rappeler que depuis la « subversion de la connaissance*», soit, la découverte de l’inconscient, on ne peut plus poser la question du savoir dans les mêmes termes qu’à l’époque de Kant, par ailleurs, il souhaite distinguer le réel de la science, et celui de la psychanalyse. Le réel de la science reste prisonnier de l’appareil langagier, du symbolique. Le réel, tel que s’emploie à le mettre à jour Lacan,  ne peut justement pas s’atteindre à partir du langage. Son objectif est de « sortir le réel-de-la-structure » (p.59). D’où les mathèmes qu’il élabore pour le localiser, logiquement, et s’en orienter.

Il reformule dès lors la question à partir de la découverte de l’inconscient : « Quoi de là peut se dire, du savoir qui ex-siste pour nous dans l’inconscient, mais qu’un discours seul articule, quoi peut se dire dont le réel nous vienne par ce discours ? », en d’autres termes, que peut-on dire du savoir qui ex-siste à la conscience du sujet ? Et que peut-on en dire de ce savoir, qui touche au réel.

Premièrement, pour résumer, on ne peut comprendre l’Homme, sans tenir compte de l’existence de l’inconscient, deuxièmement, on ne peut comprendre l’Homme sans prendre en considération le concept de jouissance, tel que Lacan l’a défini.

Dans son intervention, le docteur Lacan choisit de partir des rapports entre les hommes et les femmes, pour aborder la condition de l’Homme. La jouissance isole les êtres parlants, d’où sa formule, « Y-a-d’l’Un », au sens où il y a de l’Un tout seul, mais, il n’y a pas de rapport sexuel, soit, il n’y a pas de l’Un à deux. Cette formule est à comprendre au niveau logique, relevant d’un fait de discours. Le coït existe, mais au niveau d’une compréhension psychanalytique, l’homme et la femme, qui ne le sont que de s’inscrire dans un rapport avec l’ordre du signifiant, ne se rencontrent pas dans leurs jouissances respectives. Du côté des hommes, (cf. les formules de la sexuation, le Séminaire, Livre XX), le sujet jouit non pas du corps de la femme, mais de l’organe, côté femme, le sujet jouit, dans un au-delà de la jouissance phallique, dans ce lieu qui touche au réel, sa jouissance ne s’inscrit pas toute dans le registre du signifiant, et donc est indicible car situé au-delà de l’Autre du langage, ce dont les sujets mystiques témoignent.

Sur cette base de l’absence de rapport sexuel, le docteur Lacan établit deux possibilités de ratage dans la rencontre entre un homme et une femme.

D’un côté, le rapport sexuel rate, côté Homme, en ceci que, « si l’Homme veut La femme, il ne l’atteint qu’à échouer dans le champ de la perversion » (p.60), [S٠(a)], en d’autres termes, il ne rejoint son partenaire qui est l’Autre, qu’en ceci qu’il l’appréhende par le petit bout de la cause de son désir, (a). De l’autre côté, « une femme ne rencontre l’Homme que dans la psychose. Posons cet axiome, non que L’homme n’existe pas, cas de La femme, mais qu’une femme se l’interdit, pas de ce que soit l’Autre, mais de ce qu’ « il n’y a pas d’Autre de l’Autre » (p.63), ce qui signifie qu’une femme ne rencontre l’Homme – en tant qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, que dans la situation où, par exemple, elle décompenserait sur un versant psychotique, et  où elle aurait affaire à un Autre, qui ne relèverait pas de la structure de l’Autre divin indicible et ineffable des mystiques, mais d’un Autre de l’Autre consistant d’un délire. Une autre voie, côté femme, qui n’exclut pas la première : une femme peut se prêter à « la perversion que je tiens pour celle de L’homme (…) pour que le fantasme de L’homme en elle trouve son heure de vérité. », soit à venir s’inscrire dans le mathème du désir de l’Homme [ S ٠ (a)] en cherchant à se faire cause de son désir.

 

Question n°2 : Que dois-je faire ?

Le docteur Lacan répond en donnant une réponse courte : « tirer l’éthique du Bien-dire », acte possible qu’à loger son dire dans le discours de la psychanalyse – en tant qu’il astreint le sujet qui s’en recommande, à reconnaitre la jouissance, derrière sa plainte, et notamment les coordonnées subjectives ayant précédées à la réalisation d’un acte, même celui qui semble au premier abord désintéressé et altruiste…

 

Question n°3 : Que m’est-il permis d’espérer ?

Après avoir retourné malicieusement le message à son interlocuteur, le docteur Lacan rappelle que l’espérance, et donc le désir qui l’anime, n’est pas sans objet, situé non pas devant, à l’horizon du sujet, mais derrière le sujet, en ceci qu’il est un objet, mythique, perdu, qui pousse, « pulsionne » le sujet à désirer un espoir X, sans en connaître les raisons et qui ne tombe que sur des ersatz, d’objet, (a) ayant comme conséquences possibles, pour les uns, de ressentir insatisfaction ou pour d’autres, à les faire devenir des collectionneurs obsédés.

C’est pour cette raison que le docteur Lacan reformule la question en ces termes : « d’où vous espérez ? » (p.67). Le psychanalyste ouvre une perspective générale au but d’un travail psychanalytique : une psychanalyse, sert à « tirer au clair l’inconscient dont vous êtes le sujet » (p.67), et par là-même à comprendre les ressorts subjectifs qui précèdent à nos désirs et à nos espérances.

***

 

Les réponses du Docteur Lacan ne sont pas exhaustives et appellent à des développements conséquents d’autant que la quatrième question kantienne ne fut pas déflorée par le discours psychanalytique dans Télévision : Qu’est-ce que l’homme ?

Voici donc le défi que le Lacan Club  vous propose : forts de son enseignement, nous vous proposons de réfléchir à ces quatre questions kantiennes et de proposer vos réponses, à partir de votre manière singulière de les comprendre.

Vous pouvez les attraper, d’une manière générale : Que puis-je savoir, faire, et espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? à partir de votre étude de l’enseignement psychanalytique, cela relèverait d’ailleurs de l’expérience des Analystes de l’École, ou bien d’inscrire ces questions dans un champ qui vous occupe : celui de l’autisme, par exemple : que puis-je savoir ? Faire et espérer ? dans une pratique avec des sujets autistes ?

Nous sommes le 8 mai, nous vous donnons jusqu’au 8 juin pour relever le défi, et vous y coller à votre tour. Les meilleures réponses seront publiées durant le mois de juin…

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* Jacques Lacan, Télévision, Seuil, France, 1974.

* Jacques Lacan, Séminaire, Livre XX, Points, p.104.

 

 

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