L’art de l’enfance (ou L’enfance, de l’art)

Monique Amirault

L’enfant et l’artiste habitent le même pays.
C’est une  contrée sans  frontières. 
Un lieu de transformations et de métamorphoses.
Les  mots y vivent en vrac,  se quittent ou se rassemblent en troupeaux de hasard.
Elzbieta, L’Enfance de l’art

 

Jean-Jacques Sempé dont les dessins et aquarelles viennent de faire l’objet d’une exposition à l’Hôtel de ville de Paris, témoigne remarquablement de ce que fut son enfance et, au-delà, de ce qu’est une enfance. Il en témoigne, non seulement à travers une partie de cette production foisonnante mais aussi et surtout dans ses propos, recueillis dans les interviews qu’il donne, et tout particulièrement dans l’entretien avec Marc Lecarpentier publié dans le catalogue de l’exposition, Enfances.

C’est une véritable leçon d’enfance que donne Jean-Jacques Sempé, une leçon lacanienne propre à éclairer les propos de Lacan sur l’éducation, lorsque celui-ci avance : «  A la vérité, il n’est pas forcé que l’homme soit éduqué. Il fait son éducation tout seul. D’une façon ou d’une autre, il s’éduque. Il faut bien qu’il apprenne quelque chose, qu’il en bave un peu. Les éducateurs sont des gens qui pensent pouvoir l’aider. Ils considèrent même qu’il y a un minimum à donner pour que les hommes soient des hommes et que cela passe par l’éducation. Ils n’ont pas tort du tout. […] » (1)

L’homme fait son éducation tout seul

Aujourd’hui l’enfant est devenu, avec l’appui aveugle des politiques, un individu anomalique, Alien inquiétant dont il faut réduire les pouvoirs et la liberté, qu’il faut rectifier avant même, si possible, que ces soi-disant anomalies ne se manifestent. « Les enfants de Skinner » n’ont plus droit à l’enfance.

D’ailleurs, le signifiant « enfant » lui-même n’est-il pas marqué d’une certaine désuétude, d’une nostalgie d’avant le temps où la science s’en est emparé ? Est-il encore possible d’être juste un enfant, un enfant  avec son mystère et ses trouvailles, promesse de vie et d’avenir ?

Il est vrai cependant que Lacan, il y a un demi-siècle, s’élevait contre l’assignation du petit sujet à être un « enfant » et considérait que c’était une erreur de l’inviter à se ranger sous ce signifiant « enfant » jugeant que c’était là « la nouvelle réponse que lui donne l’endoctrination de forme renouvelée de la répression psychologisante ». Car, disait-il, « ce qui me fait me précipiter comme enfant, c’est l’évitement de la véritable réponse. […] Au Que suis-je, il n’y a pas d’autre réponse au niveau de l’Autre que le laisse-toi-être ». Lacan considérait, en effet, qu’« à l’étant, faut le temps de se faire à être »  et non pas le temps de se faire à être… un enfant.

 Car celui que l’on stigmatise du terme d’enfant est tout d’abord un « sujet à part entière », un sujet travaillé par le langage, par l’énigme de ce qui n’a pas de réponse dans le signifiant, par un savoir à trouver et à construire. Un chercheur, un métaphysicien, un inventeur de solutions, entravé, corseté dans ce signifiant « enfant » par ceux qui « veulent faire tenir droit ce qui, à quelque titre, se trouve dans une position un peu biscornue » (3). L’enfance n’est pas un vert paradis. Elle est le temps des angoisses, des cauchemars, des phobies, des symptômes, le temps des questions, le temps où s’élaborent des réponses. Car le petit humain nait malentendu, fruit de deux parlêtres « qui parlêtraient à qui mieux mieux ». Il doit en émerger comme sujet propre, c’est-à-dire, au mieux, comme symptôme.

Cette expérience intime, cette opération de structure n’est autre que le fondement même de son éducation. Il va y prendre une part inédite, toujours inventive, avec l’appui des signifiants qu’il incorpore, du bain de langage trouvé dans sa famille, des rencontres contingentes dont il va faire usage pour s’éduquer. « L’enfant s’éduque lui-même » veut dire que nul autre que lui ne peut trouver la formule qui sera la sienne pour nouer le réel, le symbolique, et l’imaginaire. Formule déroutante parfois pour les « adultes » que nous sommes devenus, une fois notre enfance sombrée dans l’oubli du refoulement.

 

Il faut bien qu’il en bave un peu

Et pour cela, faut-il nécessairement que l’enfant « en bave un peu ? » Oui, il est certain que pour apprendre quelque chose, le petit sujet en bave un peu. Cette idée – « qu’il en bave un peu » -, pourrait sembler partagée avec les tenants des orthopédies actuelles qui se font gloire de stimulations et de conditionnements intensifs pour normaliser le petit autiste, ou avec les comportementalistes qui font de la carotte et du bâton les instruments de l’éducation. Ici, pour son bien, c’est-à-dire pour le faire entrer dans le rang d’une normalité  statistique factice, on n’hésite pas à contraindre l’enfant et à lui en faire « baver ».

Pour la psychanalyse, il ne s’agit pas de cela. C’est la prise dans le langage qui contraint le petit d’homme, qui d’une certaine manière lui en fait « baver », prix de son humanisation, de sa production comme sujet. Elle se fait au prix d’une opération complexe, d’un choix forcé qui ouvre à l’aliénation aux signifiants de l’Autre et à la castration. Y consentir, en émerger par la voie du refoulement et de la défense, en répondre  par le fantasme, en déduire une position sexuée, en soutirer une jouissance intime, ne vont pas de soi. Pas plus que de refuser cette voie et d’avancer, solitaire, en traçant le chemin  d’une solution inédite, sans le secours des discours établis. C’est pour cette raison et afin que l’enfant n’en « bave » pas trop, que l’analyste s’offre à l’accompagner parfois sur la voie où se détermine pour lui sa solution.

 

L’éducation selon Sempé

Sempé, quant à lui, témoigne d’une enfance qu’il dit « terrible et amère », « lugubre et un peu tragique », une enfance qui « n’a pas été follement gaie », au point dit-il « que je me demande encore comment j’ai pu survivre à de tels moments », moments de cris, de violences entre ses parents,  moments de honte et de misère qui ont été le lot de son enfance. Et si Sempé a « toujours rêvé d’une vie familiale calme », l’enfant qui désespéré, savait à mesure que l’heure avançait, que son père allait rentrer ivre et que les coups allaient se produire entre ses parents, que les hurlements de sa mère allaient faire résonner le quartier, l’enfant dont on se moquait à cause de son bégaiement et de ses tics, l’enfant au chagrin sans mesure devant la mort d’un insecte, l’enfant menteur, chahuteur, l’enfant qui portait la honte de la pauvreté et des défauts de sa famille, cet enfant-là qui aujourd’hui ferait l’objet de l’attention des évaluateurs et des soins des services sociaux et de la justice, cet enfant-là, Jean-Jacques Sempé, dira : « mes parents ont été essentiels pour moi…ils m’ont fait ma vie ». Aucun ressentiment mais un amour inconditionnel : « mes parents ont fait ce qu’ils ont pu, les pauvres… Ils se sont débrouillés comme ils ont pu… Moi j’ai débarqué là-dedans, j’étais un fils naturel ».

De cette donne peu réjouissante, qu’a donc fait Jean-Jacques Sempé ?

Malgré « une honte atroce » de cette famille décalée, il s’agissait cependant de « ne pas trahir », de cacher ce qui se passait chez lui. Et pour cela, ses capacités inventives furent très tôt sollicitées pour « sauver les apparences » : mentir, « faire le malin », le rigolo, masquer la douleur de la pauvreté : « On est très malheureux quand on est pauvre […] C’était pire que pauvre. J’étais en manque. Je ne pouvais rien faire comme les autres ».

L’évasion de ce monde douloureux se fait pour lui très tôt par l’école, havre de paix où, s’il  faisait partie des cancres, il s’amusait beaucoup. Avoir des copains, pour Sempé, était un recours indispensable au regard de ce qu’il n’avait pas, au point d’inventer des mises en scènes fort drôles destinées à faire croire qu’il était entouré d’« une masse de copains ». Les « copains » du petit Nicolas, que lui apporte plus tard Goscinny, donnent l’image de cette vie sociale idéale dont rêvait Sempé enfant.

Il retrouve cet idéal du groupe de copains chez certains musiciens qu’il découvre très tôt grâce à la radio, cette radio, dit-il, qui, avec les journaux,  lui a sauvé la vie et dont il se nourrit au point de se lever la nuit pour écouter la radio américaine. Sa passion, tout jeune, pour Ray Ventura en témoigne : « Sa musique était d’une extrême gaieté  […] J’avais l’impression qu’ils formaient un groupe de copains, d’amis, qui s’aimaient beaucoup entre eux ». Et les premiers musiciens qui accompagneront l’enfant seront ceux qui se déplacent en bande, tels Aimé Barelli ou Fred Edison, dans ces bus colorés que l’on retrouvera dans ses dessins.  « Amoureux fou » du jazz nouveau, fasciné par Duke Ellington, la passion de la musique ne quittera jamais Sempé. Aujourd’hui encore, dès qu’il entend de la musique, il se dit repris par son monde « complètement branque, décalé. Je n’existe plus. »

Très tôt, Sempé cherchera des petits « boulots ». Rien ne le rebute et la quête d’un travail, afin de donner de l’argent à ses parents, devient son obsession. « C’est le hasard qui guide ma vie », dit-il, hasard provoqué cependant par la ténacité extraordinaire du sujet et qui lui permet quelques bonnes rencontres, telle celle de Chaval.

C’est ainsi que Sempé s’éduque et apprend. Il fallait qu’il se « débrouille ». « Quand on adore les gens, on apprend forcément » dit-il, « J’ai tout appris tout seul et je vous assure que j’en ai souffert … » Il déplore l’absolue liberté qui, « par la force des choses », a été la sienne. « J’aurais aimé avoir des parents qui me forcent à apprendre le piano, toute une quantité de choses qui en général rebutent, qu’ils m’éduquent ».

Pour autant, cette auto-éducation inventive de Sempé est supportée par une éthique remarquable qu’il formule ainsi : « Quand nous étions enfant, il fallait être malin, il ne fallait pas être un petit salaud, surtout pas. Il fallait seulement apprendre à se débrouiller tout seul ».

Et Sempé sait, d’expérience, que « l’enfant trouve toujours ».

 

(1) Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Seuil, 2005, p 71

(2) Mauricio Tarrab, Les enfants de Skinner, Lacan quotidien, n°139

(3)  Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII, le Transfert, Seuil, 1991, p. 283

 


 

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