Sur “Sartre avec Lacan”, par Clotilde Leguil

Serge Cottet

Le fait qu’une jeune analyste de formation universitaire s’attaque à pareil morceau ne laissera pas indifférents les lecteurs qui, comme moi, découvraient Lacan dans les années soixante. A pareille époque Sartre fût la grande référence philosophique de l’intelligentia française, comme le rappelle Jacques-Alain Miller dans la préface du livre : sous les coups du structuralisme, son prestige déclina ; on vît l’épuisement de l’humanisme politique avec l’émergence d’un autre marxisme avec Althusser, d’une autre psychanalyse avec Lacan.

Le livre de Clotilde Leguil contredit pourtant une vision trop simpliste de ce dépassement ; elle démontre que Lacan n’a pas échappé au rayonnement de Sartre, lui empruntant des concepts ectopiques au structuralisme que nous utilisons en ignorant parfois leur origine. D’où un bricolage fait pour ajouter à Freud les pièces manquantes qui, toutes, contribuent à poser la question de l’être du sujet : une préoccupation ontologique rare chez Freud concernant le « cœur de notre être » est au contraire très présente chez Lacan dans les années d’après-guerre. Hegel, Sartre fournissent les outils capables de nettoyer une psychanalyse engluée alors dans la psychologie du moi. Le simple retour à Freud ne suffit pas pour désenclaver la psychanalyse de son abâtardissement par les concepts de la psychologie générale tels que le besoin et sa frustration ou pour contrecarrer le behaviorisme.

Dans son introduction, C. Leguil relève la logique qui préside à l’importation de concepts existentiels dans la psychanalyse, leur extraction, leur détournement ; au fil des chapitres, elle montre comment ces concepts sont subvertis pour s’articuler avec la structure de l’inconscient. Ainsi en est-il du pour-soi, de l’angoisse, du néant, de la schize de l’œil et du regard. Le bricolage de Lacan avec Hegel, Freud, Sartre, est présenté à la fois historiquement et avec un souci épistémologique aigu en montrant à chaque fois la corrélation antinomique des concepts empruntés.

Le jeune Sartre, notamment avec La transcendance de l’ego en 1936, fournit des arguments contre une psychologie du moi ignorante du sujet : le moi n’est qu’un rôle, l’homme est essentiellement acteur. Un sujet existe, qui parle au-delà du moi ; et voilà l’inconscient retrouvé. Plus tard, l’ontologie sartrienne de L’être et le néant fait valoir ce dualisme de l’acteur avec l’être du sujet ; le binaire de l’en-soi et du pour-soi, définissant ce dernier comme « manque d’être », néant, liberté. Dans ce théâtre, le sujet nie sa contingence, « se fait être » pour un autre. Il suppose une essence là où il y a eu choix, sans saisir qu’il n’est rien d’autre que ce qu’il fait : c’est la mauvaise foi. Sartre, s’appuyant sur Heidegger, invalide tout alibi de l’intériorité pour lier le sujet à son énonciation : « je suis ce que je dis » (p.63). Certes, on est loin de l’inconscient, mais l’intérêt de cette critique est de viser un au-delà de l’objectivation aliénante. Un sujet que Sartre a déconnecté du théâtre moïque grâce à la dialectique hégélienne et que Lacan a préservé au-delà du structuralisme. L’être du sujet en effet, est la suture d’un manque.

Lacan, en 1946, retiendra de la contingence et de la liberté sartriennes, une critique du déterminisme psychologique et une conception de la folie comme « choix insondable de l’être ».

Les pages consacrées à l’ontologie animent tout un versant du lacanisme, qui est comme l’envers du structuralisme ; il s’agit de confronter le sujet comme « manque-à-être » (que Lacan substitue à « manque d’être ») avec l’automaton de l’inconscient. Il y a lieu en effet de ne pas objectiver l’inconscient dans un en-soi. Sartre, dans La critique de la raison dialectique, stigmatisait le structuralisme comme effet du pratico-inerte. Justement, avec Lacan l’inconscient n’est pas que système, il est aussi dynamique : le Séminaire XI, principalement, maintient ce dualisme en réfutant une ontologie de l’inconscient, lequel est plutôt devoir être, qu’être fixé une fois pour toutes. Qu’il s’ouvre ou se ferme il est sous la responsabilité de l’analyste.

Réciproquement, l’œuvre de Sartre ainsi détournée prend un sens nouveau, déconnecté des enjeux philosophiques de l’époque. Elle est réévaluée en fonction du scientisme d’aujourd’hui, que la phénoménologie avec Merleau-Ponty combattait déjà à l’époque sur le terrain du behaviourisme et de la psychologie expérimentale (cf. le Séminaire X, L’angoisse, sur les expériences de Goldstein).

Un fossé, bien sûr ; le néant, le manque d’être n’ont rien à voir avec la pulsion. Les différentes versions lacaniennes de la castration freudienne, soit qu’elles concernent l’impasse du rapport sexuel, ou l’amputation par le langage de la jouissance, ne trouvent place dans aucune philosophie ; la mauvaise foi ignore les ressorts symboliques de l’identification, le trait unaire, le signifiant Un.

De longues pages sont bien entendu consacrées à l’angoisse, enjeu d’une confrontation entre philosophie et expérience analytique.

C. Leguil observe que le Séminaire L’angoisse, de 1962-63, marque un tournant : il y a comme un retour à l’existentialisme. Ici, on délaisse Hegel et la dialectique, jusque là plus ou moins compatible avec le symbolique, pour convoquer Freud avec Kierkegaard dans une expérience non dialectique de l’angoisse (p.154-155). Chez Sartre, l’angoisse, affect philosophique par excellence, confronte l’homme à son néant d’être. Affect éthique aussi : il signale une rupture avec l’habitude du monde, fait vaciller les certitudes, les évidences confortables, l’esprit de sérieux comme croyance rassurante au déterminisme. Comme le résume C. Leguil, la mauvaise foi, « c’est l’attitude qu’on a trouvée pour échapper à l’angoisse suscitée par l’indétermination de son existence propre » (p.73). Après Heidegger, Sartre fait de l’angoisse un moment d’incertitude : c’est la perte de la familiarité avec le monde, l’étrangeté des valeurs qui le fondent.

Lacan, comme on sait, fait de l’angoisse un affect privilégié, mais opposé sur deux points fondamentaux à l’existentialisme : premièrement, elle ne trompe pas, c’est un moment de certitude, signe du réel ; deuxièmement, elle n’est pas sans objet, au contraire, elle vise la chose, la jouissance, l’énigme du désir de l’Autre ; un morceau de corps est concerné.

Cet objet en trop, encadré, surgit à la place d’un vide, sans révéler aucunement le néant (p.205) ; loin d’être la rupture avec la familiarité du monde, l’étrangeté signale une intrusion qui surgit au lieu où elle aurait dû manquer.

Il est vrai que le cadre, la place vide, le surgissement de l’étrange, ne sont pas absents de l’Esquisse d’une théorie des émotions de Sartre (1938). La description qui y est faite de l’horreur n’est pas loin de l’unheimlich freudien. Niant la distance entre sujet et objet, ce qui fait horreur « est en liaison avec notre corps comme un extérieur qui renverrait à notre intimité », écrit C. Leguil (p.181). Mais l’angoisse est traitée comme une émotion, une conduite magique, et ne touche pas le réel de la pulsion. Il n’en reste pas moins que pour Lacan, l’angoisse laisse un reste par rapport à toute aufhebung symbolique (p.155), elle n’est pas pure division par le signifiant, mais signale une autre coupure, « qu’aucun signifiant ne peut combler » (p.156). L’objet de l’angoisse est antérieur à la dialectique du désir, qu’aucun symbole ne peut suppléer.

C. Leguil consacre plusieurs chapitres au regard, objet sartrien par excellence. La schize de l’œil et du regard a une source sartrienne. Nous sommes des êtres regardés, sans nécessairement qu’il y ait un œil pour nous voir ; regard aveugle telle la boite de sardine du Séminaire XI, elle regarde Lacan mais ne le voit pas. Cependant, la schize de l’œil et du regard chez Lacan, passe par l’inconscient. Cette structure concerne un sujet qui ne sait pas ce qu’il voit. Ce n’est pas tellement l’autre qui me regarde et m’aliène en m’objectivant comme dans la dialectique sartrienne des deux consciences, c’est ma propre volonté de voir qui est arrêtée, abaissée, amputée. L’objet « tableau » fait apparaître cette division interne, c’est pourquoi Lacan rectifie la phénoménologie du voyeurisme à partir du manque : ce que le voyeur veut voir, c’est le phallus, là où il manque. Plus généralement, s’agissant du désir de voir, il y a un impossible à voir : le regard lui-même comme objet perdu. C. Leguil relève encore une terminologie sartrienne sur l’anamorphose d’Holbein : l’objet flottant magique « nous reflète notre propre néant, dans la figure de la tête de mort » (Séminaire XI, p.86). Mais, ce sujet néantisé n’est rien d’autre que « l’incarnation imagée du moins phi de la castration » (p.305).

Regard ou vision ? Quel est l’apport de la phénoménologie à la question du visible ? Cette question est discutée dans de longues pages, où le « retournement ontologique » attribué à Merleau-Ponty fait prévaloir une division interne à la vision, introduit le désir dans le champ du visible.

Lacan trouve la phénoménologie de Merleau-Ponty plus vraie, dès lors que le champ de la vision passe par le désir et l’entrelacs sujet/objet, le regard perdu ; la coupure plutôt que la néantisation.

Qu’est-ce qu’on voit, qu’est-ce qu’on ne peut pas voir et qu’est-ce qui s’élide de la vision ?

C’est en effet dans la pulsion scopique que le petit a est le plus masqué, et « où le sujet est le plus sécurisé quant à l’angoisse » (Séminaire X, p.376). Une esthétique s’en déduit : le beau comme voile de l’horreur.

Enfin, la pulsion scopique s’invite dans le champ politique : ce triomphe de l’œil omnivoyant sur le regard caractérise l’hypermodernité ; l’œil du maître sur lequel C.Leguil conclut.

Celle-ci ne considère pas, avec raison, que l’apport de Sartre à la clinique soit fondamental ; sauf par une illusion rétrospective fait observer Jacques-Alain Miller.

L’analyse des perversions est réfutée point par point par Lacan : le sadisme notamment n’est pas la pure volonté de détruire l’autre comme objet ; le sadique est lui-même l’objet dans le fantasme dans une dénégation du masochisme. On trouvera faussement une analogie entre le syntagme sartrien « se faire » et le trajet de la pulsion ; dans la pulsion-sado masochiste. Lacan énonce, certes, qu’il « se fait l’objet d’une volonté autre » ; mais le sujet ne sait pas au service de quel Autre il est, et ce n’est pas lui qui jouit ; là encore, le théâtre intersubjectif est subverti par l’inconscient.

La psychanalyse existentielle reste limitée à des schémas dialectiques qui ouvrent un boulevard à l’interprétation infinie. On le remarque dans le  « Saint Genet » : tout le sexuel s’offre à l’interprétation en termes de rôles, de trahison, de mauvaise foi ; une ontologie qui escamote le réel de la jouissance, ce tranchant mortel que Genet lui signale dans une lettre où il réfute le sens sexuel et le réduit à la seule mort subjective.

Cependant, dans le contexte actuel de ravalement de la pensée, Sartre pourrait retrouver une actualité : on peut l’espérer du beau livre de C. Leguil qui servira d’introduction à Lacan pour les philosophes et suscitera l’attention des psychanalystes pour le philosophe de la liberté, comme un contre-feu face aux entreprises liberticides du scientisme.

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