« AUTISM IS NOT A HAMBURGER »

 Martine Versel

Il ne faut pas naviguer longtemps sur le net pour se rendre compte du type de stratégie communicationnelle suivi par des associations de parents engagées dans la défense des droits et des intérêts des enfants autistes notamment par la promotion de la méthode ABA, associations qui depuis quelques années ont développé un large réseau national. C’est une communication invasive par la poussée d’un véritable épanchement communicationnel relayée fortement par les principaux sites de vulgarisation d’informations médicales, Doctissimo par exemple. Il semblerait que les médias traditionnels y puisent d’ailleurs leurs « éléments de langage » afin de diffuser l’information sur la question de l’autisme, cause nationale 2012 et sur l’intervention de la HAS, à travers un discours dominé par la référence cognitivo- comportementale. Internet est bien devenu l’Autre de tout le monde comme le souligne Éric Laurent dans un article intitulé « les spectres de l’autisme1». Mais il serait à la fois trop facile de critiquer les parents en proie aux difficultés dont ils témoigneraient sur ces sites ou forum, tout comme il serait également trop facile de juger cette communication en la rabattant d’un geste sous le sigle d’une grossière communication de bonimenteur. Même si, d’évidence, ces témoignages de parents  d’enfants autistes reprennent systématiquement la forme canonique et élémentaire du récit publicitaire, soit celui d’un AVANT/APRÈS, qui fait d’un produit, qu’il s’agisse d’une lessive ou, comme ici, d’une  méthode cognitivo-comportementale -ABA-, un agent narratif qui, enlève, eh bien… toutes les « tâches » de l’enfant autiste grâce à un apprentissage intensif de tâches à exécuter ! Les témoignages affluent donc sur ces sites pour vanter l’efficacité du produit car le slogan est simple : où ABA passe, la tâche s’efface, dit dans une narration qui ne manque pas d’héroïser le produit ABA. ABA arrive alors, la plupart du temps, dans les récits de vie des parents sous les traits d’une jeune femme marchant d’un pas dynamique, ou bien les cheveux au vent, par l’enthousiasme d’une bénévole ou celui d’une diplômé ABA, ou encore à travers une équipe qui sait redonner le sourire et qui travaille sans relâche. S’accomplit alors, sous nos yeux, le miracle toujours renouvelé de la performativité du discours. Cela dit, les marketeurs du XXIème siècle rangeraient sans aucun doute ce mode de récit au rayon paléolithique des discours de marques et s’ils continuent eux-mêmes à le convoquer pour son efficacité c’est plutôt sur le ton de la distance, de l’humour ou de la moquerie car seules ces facettes stylistiques rendent aujourd’hui plausible le canonique avant/après des discours marchands. En effet, Il y a longtemps que le consotoyen ne croit plus à la pastorale d’un monde narratif de l’avant/après, qu’elle soit destinée aux consommateurs de lessive, aux consommateurs de soins ou bien aux parents d’enfants autistes. Les stratégies des marques attestent que nous sommes prêts à adhérer à un nouveau produit si et seulement si nous en percevons l’intérêt, ainsi peut-on remettre au goût du jour sans pâlir les vieilles techniques de conditionnement. Les spécialistes de la communication ont fructueusement recyclé la formule wittgensteinienne de « forme de vie » pour la résumer en un mix basique : « un projet de vie », terme éponge, dont la signification ne repose que sur l’enjeu de positionnement du consommateur/ produit) corrélé à « un acte de sens ». Les maîtres-mots sont « consommation/communication/économie ». Où l’on passe de l’un à l’autre sans ordre proprement prescrit, mais plutôt selon le parcours d’une bande de Moebius. C’est en quelque sorte une formule liquide de la dimension imaginaire de notre époque.

Quels sont les ressorts discursifs qui orientent ces témoignages de « parents ABA » derrière la composition de cette scène prédicative sans latitude interprétative puisque – osons un raccourci publicitaire – avec ABA, tout va ?

Comment l’Applied Behavior Analysis (ABA) sémantise-t-elle son produit pour « l’accompagnement des personnes souffrant d’autisme » (pour reprendre l’une des phrases du Monde.fr du 20/02/2012) ? D’abord, cette notion d’accompagnement doit ratisser tous les champs possibles : médical/social/politique/économique imposant alors la recatégorisation de l’autisme trop peu définissable, trop équivoque en de nombreux segments, ceux des TED (Troubles envahissants du développement). Gilles Chateney2 rappelle dans son ouvrage Symptôme nous tient. Psychanalyse, science et politique que Lacan ne parlait pas du « Marché » mais de « marchés communs », à savoir des « parts de marché », ajoute l’auteur, pour dire strictement que les liens sociaux seraient de plus en plus segmentés par « notre avenir de marchés communs ».

On l’aura compris les parents sont, si nous nous plaçons dans cette perspective de marchés, de parfaits messages viraux pour les méthodes d’obédience cognitivo-comportementales et c’est dans ce cadre que se construisent et peuvent se lire leurs témoignages. Au fond, on décèle dans l’étendue des manifestations de sens dont les témoignages ne sont qu’une des formes, la pratique d’un branding (mise en marque) du champ des thérapies cognitivo-comportementales. La méthode ABA est l’un de ses produits et se conforme donc à la logique de produit. Dès lors, on peut tenter l’analyse de cette stratégie de communication sous l’angle sémio-marketing et aborder son enjeu stratégique : fonder un projet de sens. En effet, comme pour toute stratégie de marque, son positionnement doit combiner puissance et clarté du projet de sens c’est-à-dire concevoir une « énonciation essentielle ». Par exemple, si pour L’Oréal, le projet de sens se condense dans « la beauté assumée », nous pourrions, après une analyse de sites internet (associations de parents, associations ABA), avancer une hypothèse sur celui des TCC en rapport avec l’autisme : « le droit à l’espoir, le droit à l’autonomie ». On y retrouve un topos commun à la civilisation contemporaine, celui de l’adaptation sociale, dont le maître-mot est « comportement ». Philippe La Sagna, dans un récent article3 pointe avec justesse l’évolution actuelle de cet agent social qu’est le savoir dont le point d’application est le corps, corps que l’on on vise par une batterie de rectifications comportementales. On sait aussi combien la logique économique, avide de la quête du moindre coût de chaque individu pour la société, concourt à cette nouvelle version du savoir à appliquer aux sujets. A ce propos les termes d’autonomie et de droit, signifiants dont le brillant politique n’aura échappé à personne, indexent aussi bien les discours des associations de parents d’autistes que celles des autistes. L’Autism Network International (ANI) prône la philosophie de l’auto-support, revendication identitaire des autistes en termes de droit et d’autonomie ; un des aspects de leurs revendications réside précisément dans la remise en cause des professionnels de l’autisme. D’un côté, la revendication de droits et d’autonomie d’une communauté, de l’autre, des associations de parents où ces vocables endossent une valeur paradoxale dans tous les témoignages qui vantent la méthode ABA ; en voici quelques syntagmes types : « aujourd’hui François ne crie plus, ne s’enfuit plus, regarde et reste assis pour faire une activité, mange normalement, reste avec les gens, commence à jouer avec ses frères et sœurs, imite, s’habille seul…4 » L’enfant autiste est ainsi « un atome désubjectivé » – selon une expression empruntée à Ph. La Sagna –, encapsulé dans une myriade de segments de comportements. Ce sont là les nouveaux traits de sens paradoxaux du droit et de l’autonomie qui circulent bien au-delà de la sphère de l’autisme et du handicap et qui ont une résonance orwellienne.

A parcourir ce flux de témoignages de parents d’enfant autistes, on ne peut bien-sûr, sous- estimer ni le désarroi, ni la détresse et moins encore le manque de structures publiques pour accueillir leurs enfants. Mais ce dont il est réellement question, à travers la forme de ces témoignages, c’est la force d’un impératif : penser en projet de sens. Bref, miser sur des dispositifs formels du sens dont l’unique objectif est de rendre communicable des -réponses- sonnant comme des slogans. Les TCC ont saisi l’importance de la dissémination sociale des discours de marques et s’insinuent dans cette massification de la logique de marque qui dépasse les territoires marchands. On peut concevoir à peu près tout et n’importe quoi comme une forme-marque, sorte de matrice qui s’applique à tout dès lors qu’on est en quête de légitimité de sens ou d’existence. Une simple anecdote dans ce sens : George W. Bush, après les attentats du 11 septembre2001, avait chargé une publicitaire d’améliorer l’image des États-Unis, donc, de considérer les États-Unis comme une forme-marque, l’affaire fut toutefois abandonnée au bout d’un an car comme le dira Naomi Klein dans un article5 rendu célèbre : « America is not a hamburger ».

Aujourd’hui, pourrait-on en dire autant pour l’autisme : « Autism is not a hamburger » ?

Ce n’est pas la direction que prennent les propos tenus ici ou là, tout du moins, ceux émis dans les témoignages des « parents ABA » car si la construction de leur discours s’appuie sur cette logique narrative élémentaire du avant/après frisant le factice, voire la publicité mensongère, il y a un autre niveau de discours qui se tisse dans le glissement du signifiant.

Ces multiples témoignages se rejoignent par la même scénarisation d’une scène de référence qui combine tous les éléments attendus et reconnus de l’autisme : la découverte de difficultés de l’enfant, la quête du diagnostic, l’angoisse, les difficultés quotidiennes… mais ordonnés selon une tactique interprétative serrée. On peut noter, en effet, une homologation systématique et itérative d’un certain nombre de termes : institutions, professionnels (médicaux, psychiatriques, psychanalytiques, scolaires) articulés à : « perte de temps », « attente », « diagnostic flou, imprécis », «autoritarisme –arbitraire », « sentence » (sans espoir).

Ces appariements sémantiques créent alors des sphères agonistes, dessinant le territoire d’une image de l’autisme où la présence de paroles se situe du côté des professionnels « psys » et des institutions, paroles qui sont bavardes, inutiles, nocives, judicatrices opposées à la rapidité, l’efficacité, l’action, le soutien, côté TCC/ABA.

La scénographie des séquences ABA dans ces témoignages est d’ailleurs toujours muette, il n’y a rien à dire car ils agissent soutiennent, coordonnent… C’est un label sans parole qui est valorisé, synchrone avec la défiance contemporaine envers le langage car il se fomente bien toujours quelque chose de la parole pour reprendre une expression de Lacan dans le Séminaire …Ou pire. Tout doit se convertir en programme/application/travail (intensif de préférence) et dans l’épiphanie d’un partage communicationnel.

Si les derniers évènements et les décisions de la HAS concernant l’autisme attestent que les méthodes cognitivo-comportementales sont de véritables WTA (Winner-Take-All Society)- sigle utilisé par certains économistes pour rendre compte à la fois de la performance et de hégémonie d’une forme-marque – s’il y a un penchant puissant à exploiter la force d’impact des signifiants ; il y a aussi une autre voie que celle d’une généralisation tout azimut du branding si opératoire dans les stratégies de lobbying.

Cela pourrait peut-être passer par la proposition d’une lecture plus que par celle d’un témoignage pour dire la rencontre avec l’autisme ; pour que les parents, les psychanalystes transmettent leur expérience. Ce serait moins une façon qui n’est que « table de vérité », « conventionnelle, artificielle », comme le souligne Jacques-Alain Miller dans son article6 « Le paradoxe d’un savoir sur la vérité », qu’un effaçon, witz proposé par Lacan dans Radiophonie, pour faire valoir la logique du sujet et, joignons-y aussi bien, celle du sujet autiste.


1 E. Laurent, « Les spectres de l’autisme »,  La Cause freudienne, n° 78, juin 2011, p.53-63.

2 G. Chateney, Symptôme nous tient. Psychanalyse, science, politique, Cécile Defaut, 2011.

3 Ph. La Sagna, « Le lien social et le sujet : de la totalité à la surprise », Du concept dans la clinique, La Cause du du Désir, n° 80, mars 2012.

4 H. Liquier, « Les étapes du parcours du combattant d’une mère d’enfant autiste »,

www.afpss.com/ressources/témoignage.pdf

5 N. Klein, « America is not a hamburger », 14/03/2002, www.gardian.couk

6 J.-A. Miller, « Le paradoxe d’un savoir sur la vérité », Le désir du psychanalyste,  La Cause freudienne, n° 76, décembre 2010, p.130.


 

 


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