Le partenariat initié depuis quelques années entre le bureau de Rennes de l’ACF-VLB et Les Champs Libres, haut lieu culturel rennais, se poursuit avec succès.
Les Champs Libres nous proposent, depuis le 25 octobre 2011 et jusqu’au 11 mars 2012, l’exposition Images d’Alice. Nous pouvons y admirer de très nombreuses illustrations originales de l’œuvre de Lewis Carroll , Alice aux pays des merveilles et De l’autre côté du miroir

: de superbes photographies mais aussi des extraits de nombreux films consacrés à Alice.
C’est aussi autour du texte de Lewis Carroll que Sophie Marret-Maleval, psychanalyste membre de l’ECF, et Alice Delarue, membre de l’ACF, sont intervenues le 18 janvier 2012, inscrivant de ce fait l’orientation lacanienne dans la série des conférences liées à cet évènement dans la Cité. C’est « Au pays de l’inconscient » qu’elles nous ont invité à rencontrer Alice. Une petite fille freudienne ? Curieuse, étrange, vive. Sa question : « Qui suis-je ? » nous entraîne par les jeux de langage au-delà de l’imaginaire. Sophie Marret-Maleval nous précise que, selon Lacan, « ce qui fait la force de Lewis Carroll tient à la combinaison de l’esprit du poète et de celui du mathématicien ». Un débat très vivant animé par Claire Brisson et Jean-Noël Donnart, membres de l’ACF, a suivi, impliquant un public de 300 personnes. Les nombreuses questions émanant de la salle ont témoigné du fait que les exposés de nos deux collègues ont fait mouche.
Suivons donc Alice au pays de l’inconscient…

La psychanalyse au pays d’Alice

Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir ont suscité de nombreux commentaires dits « psychanalytiques », des plus absurdes aux plus sérieux. En quoi l’œuvre carrollienne a-t-elle inspiré autant d’interprétations analytiques souvent contradictoires entre elles ?
Sans doute le fait que la structure narrative des Alice soit fondée sur le rêve n’est pas pour rien dans la tentative de certains commentateurs d’emprunter cette « voie royale » pour interpréter l’inconscient de l’auteur.
Ces différentes études psychobiographiques ont toutes tenté de mettre en parallèle la vie de l’écrivain et son œuvre jusqu’à alléguer de la schizophrénie, voire de la perversion de Lewis Carroll, sujet clivé entre le professeur austère d’un côté et le poète « décadent » de l’autre. Quel étrange paysage parcourons-nous ainsi à leur lecture, fait d’interprétations les plus fantaisistes les unes que les autres : Le nonsense de l’oeuvre témoignerait d’une « négation de la réalité » sans pour autant que soit définie une telle réalité ; l’auteur se serait identifié à la petite fille du fait d’avoir grandi dans un univers essentiellement féminin ; ou encore il aurait réalisé de la sorte un fantasme oedipien d’avoir un enfant de sa mère, etc… Tous ces auteurs cherchent des indices afin d’accréditer leurs thèses. Ainsi, la psychanalyste américaine Phillys Greenacre note-t-elle une « omniprésence de l’agressivité orale » 1 dans les Alice. Paul Schilder relève quant à lui le caractère anxiogène de l’œuvre et voit dans l’écriture inversée un indice de la difficulté de Carroll à définir son orientation sexuelle. John Skinner élucubre pour sa part sur son écriture de gaucher et le bégaiement dont il a souffert enfant qui serait à l’origine des « mots-valises » chers à l’auteur.
Ces différentes tentatives psychologisantes, loin de nous convaincre, nous font apercevoir leur impasse toute imaginaire et de ce fait encore mieux appréhender l’hommage que Lacan rendit à Lewis Carroll.

Une lecture lacanienne

Jacques Lacan adopte en effet un point de vue bien différent : « La biographie de cet homme qui tint un scrupuleux journal ne nous échappe pas moins. L’histoire, certes, est dominante dans le traitement psychanalytique de la vérité, mais ce n’est pas la seule dimension : la structure la domine. On fait de meilleures critiques littéraires là où on sait cela »2. Tout comme Freud, qui déjà s’intéressait à la façon avec laquelle les œuvres littéraires ou artistiques produisaient sur lui de l’« effet »3, Lacan s’attache à ce qui fait le succès d’Alice, à la raison pour laquelle elle « nous atteint tous ».
Pour Lacan, il est inopérant de partir des « prétendues discordances de la personnalité » de Carroll : si celui-ci est bien divisé entre le poète et le mathématicien, ces deux positions « sont nécessaires à la réalisation de l’œuvre ». Celle-ci contient une certaine vérité, non sur l’inconscient de l’auteur, mais sur notre inconscient à tous, ce que Lacan appelle le sujet de l’inconscient.
L’Unheimlich propre à la structure des Alice, qui fait aussi la joie éprouvée à sa lecture, provient de la rencontre avec l’Autre scène, celle que l’on aperçoit lorsqu’on franchit une certaine limite imaginaire. Pour Lacan, la voie du nonsense qu’emprunte Carroll pour écrire les aventures d’Alice permet d’accéder à un au-delà du moi – dont il nous dit qu’il relève d’une image – alors que dans l’ordinaire ce « passage au-delà du miroir »4 est impossible. Un au-delà de la signification s’ouvre aux lecteurs. Les aventures d’Alice ont une portée logique : elle y rencontre des problèmes précis auxquels elle tente de répondre avec rigueur, même si elle finit par buter sur les limites du langage.
À la question d’Alice « Qui suis-je ? », c’est le « manque d’être » qui surgit, condition du parlêtre.

Pourquoi lire Alice aujourd’hui ?

Alice est une petite fille de l’ère victorienne, pour autant son voyage au Pays des Merveilles continue de nous toucher. Nul caractère désuet ne transparaît si on cède à vouloir la comparer aux séries animées contemporaines comme les Simpsons, bien éloignée également de l’univers poétique à succès d’un Miyazaki. Plutôt que de maintenir la persistance d’un monde révolu et nostalgique, le succès des Alice « tient plutôt à la conjonction de l’esprit scientifique et du merveilleux qui nous met sur la voie des limites de la science et du langage ainsi que de la division du sujet de l’inconscient qui fait notre humanité ».5
Tout comme la psychanalyse vit le jour en une période marquée par le triomphe de la science, l’œuvre carrollienne interroge le discours même dont elle émerge. Elle fut produite par un mathématicien qui « rédigea une vingtaine de traités d’arithmétique et de logique, participants du mouvement qui conduisit à ce que les mathématiques s’appuient sur une langue logique entièrement formalisée. Le souci du logicien marque l’écriture même de l’œuvre littéraire. Elle véhicule des intuitions anticipant sur les indications des logiciens ultérieurs » .
Les dialogues truculents entre Alice et ses partenaires dont le chat, ou le ver à soie, mettent en évidence comment Lewis Carroll, bien malgré lui, introduit le sujet de l’inconscient que la logique classique ou formelle ignore. La prétention à rationaliser la langue s’en trouve ainsi démentie. Lewis Carroll anticipe l’enseignement de Saussure sur l’arbitraire du signe marquant la rupture entre le mot et la chose et de ce fait il anticipe également sur le signifiant tel que Lacan l’a formalisé.
Alice pose la question de son être d’où le malentendu n’est pas exclu. Son expérience rappelle celle qui a présidé pour Lewis Carroll, à l’écriture des contes. Le nonsense ouvre à l’intuition du sujet de l’inconscient.
Alice est donc une œuvre de son temps qui n’a pas perdu de sa modernité.

1 Phyllis Greenacre, « Charles Lutwidge Dogson et Lewis Caroll : reconstitution et interprétation d’une évolution », Cahiers de l’Herme : Lewis Carroll, n° 17, 1971, p. 189-212.
2 Jacques Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », intervention sur France Culture, 31 décembre 1966.
3 Cf. Sigmund Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 2005, p. 87.
4 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », inédit.
5 Cf Sophie Marret-Maleval, conférence donnée aux Champs Libres à Rennes le 18 janvier 2012.

 

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