Shame : «tout doit être repris au départ à partir de l’opacité du sexuel» (1)
Jean-Noël Donnart

Shame, le récent film du plasticien britannique Steve Mac Queen est remarquable à plus d’un titre. En particulier, il indique de manière saisissante des lignes de force du discours contemporain quant au rapport à la jouissance, que Jacques-Alain Miller résumait il y a quelques années du mathème : a > I. Il n’est pas non plus anodin que cet artiste lui donne un tel titre.
Brendon (Michael Fassbender, qui obtiendra pour ce rôle le prix d’interprétation masculine à la Mostra de Venise) est un yuppy New-Yorkais, sex-addict, enfermé dans la métonymie de sa jouissance masturbatoire faite de la fréquentation assidue de sites pornos et parfois de prostituées. Cet homme seul est littéralement capté par le regard, omniprésent, de l’écran d’ordinateur aux baies vitrées d’un hôtel – où les couples font l’amour en « open space » –  en passant par les jeux de regards et de séduction dans le métro. Le regard, la fascination sexuelle source d’une jouissance sans frein et sans parole, constitue cet objet a qu’il n’a de cesse de consommer.
L’arrivée impromptue de sa soeur (Carrey Mulligan) – jeune femme certes larguée et suicidaire, mais qui cherche à lui parler – viendra ébranler cette jouissance autistique et clandestine, et changer la donne. Elle s’installera quelques temps chez lui, contre son gré. À cette occasion, il l’entendra implorer l’amour d’un homme au téléphone, miroir des messages auxquels lui-même ne répond pas, préférant sa jouissance. L’insupportable d’une présence Autre que celle de l’image sexe enraye la mécanique de cette jouissance sex addict et de sa solitude tranquille. Son boss s’étonnera des traces de ses pérégrinations sur les sites pornos. Sa soeur le surprendra à se masturber, mais surtout couchera avec le boss qui est aussi compagnon de virées nocturnes, ce que ne supportera pas Brendon : « seuls les actes comptent, lâchera-t-il alors à sa soeur, pas les paroles ». Il condamnera sans appel l’irruption du féminin à une place inattendue, source de honte, mais aussi véritable écho de l’impératif de jouissance auquel il est lui-même soumis (il ne parle pas, mais agit) et de la férocité du surmoi contemporain réglé sur le fascinum – fascination de l’image et de l’organe… « Et en plus, tu savais qu’il est père de famille ! », laissant apercevoir les restes peu consistants d’une croyance au Nom-du-Père. Il décidera dans ce moment de se séparer de toutes ses revues pornos, de son ordinateur pour essayer d’atteindre autre chose.
Ce sera pour lui l’occasion de tenter d’approcher une femme autrement. Il essaiera de lui parler (pas sans l’épreuve du ratage, de la maladresse et de l’impuissance) du manque au fond, mais pas non plus sans promesse. Difficile passe qu’il s’empressera de ravaler dans une nouvelle fuite éperdue dans le cycle infernal des jouissances qui le dévaste mais qui laisse apparaître désormais crûment la solitude, la violence de cette vie sans parole – face contemporaine de la mortification du sujet soumis à la jouissance sans limite du fascinum. C’est d’ailleurs la première image du film : cet homme, allongé dans ce lit, est-il mort ou vivant ? Et l’une des dernières : que sont ces traces de la volonté de mourir ?

1. Lacan J., le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, p. 64.

Texte relu et corrigé par Christine Maugin.

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