Le 21 décembre, le dernier film du canadien David Cronenberg, A dangerous method, est sorti sur les écrans français. Lors d’une interview donnée à cette occasion, le cinéaste se souvient que son « tout premier film, Transfer, un court-métrage de sept minutes, traitait de la relation entre un psychiatre et son patient. De toute évidence, cette relation inventée par Freud me fascine depuis toujours. »1 En choisissant de filmer la rencontre entre Sabina Spielrein et Jung, le cinéaste illustre les dangers du transfert lorsque l’analyste cède à la jouissance. C’est bien de cela qu’il s’agit pour Cronenberg : mettre en scène le transfert et ses avatars. Ce film traite moins de la vérité historique d’un épisode important du mouvement psychanalytique que du sujet du désir, du réel de la pulsion et de l’éthique nécessaire à la  direction de la cure.
La scène d’ouverture montre l’internement d’une jeune fille, S. Spielrein – jouée par Keira Knightley – amenée de force en calèche, à la façon des crises d’hystérie du XIXème siècle. Elle hurle, se contorsionne, prise dans un éprouvé qui l’agite. Les traitements psychiatriques traditionnels – bains, enfermement – visent à faire taire cette démesure et participent de ce réel impossible à supporter, qui atteint le spectateur. Nous sommes en 1904, à la célèbre clinique psychiatrique universitaire de Zurich, le Burghölzli. Inspiré par Freud, Jung – joué avec sobriété et finesse par Michael Fassbender – choisit cette patiente pour apprendre la technique psychanalytique, la Talking cure2.  Il lui propose de la rencontrer tous les jours, une heure ou deux, afin qu’elle puisse parler. Un plan fixe nous dévoile le dispositif novateur, épuré : deux chaises, l’une derrière l’autre. Ils s’assoient. Aucun échange de regard n’est possible.
« Seulement parler ? » lui dit-elle, cela semble peu de chose comparé à ce qui la tourmente. Quand elle parle, reviennent ces spasmes, ces grimaces irrépressibles. Lors de la scène suivante, ils partent tous les deux marcher, à la manière de ces balades d’un genre particulier que Freud affectionnait – référence aux marches psychanalytiques avec Gustav Mahler ou Lou Andreas-Salomé. Après avoir franchi un pont, Jung entreprend d’enlever la terre du manteau de Sabina tombé au sol. Il le frappe de sa canne. Sabina l’éprouve comme une violence qui l’affecte physiquement. Elle demande expressément à rentrer. Plus tard, elle lui avouera l’effet pulsionnel engendré par ces coups de canne préfigurant le style érotique de leurs futures relations. Cette séquence met en scène l’instauration du transfert et une erreur dans sa manœuvre, un acting out.
Dans ces deux scènes, D. Cronenberg vise le même point que dans ses films précédents où le corps est le siège d’une jouissance Autre. Dans The fly, un scientifique fait une expérience de téléportation, sur laquelle une jeune journaliste, devenue sa maîtresse, envisage de décrire dans un livre. Le film relate les conséquences du ratage de cette expérience. Dans Faux semblants, l’un des jumeaux, un scientifique, gynécologue, invente des instruments spéciaux pour examiner les femmes qu’il perçoit « mutantes ». La rencontre de l’une d’elles, sur un mode de relations sadomasochistes, le précipite dans la folie. Dans ce film, cette visée revient : il y a un scientifique, une femme et une expérience dans laquelle ils se trouvent absorbés jusqu’à une sorte de folie. Dans ces trois films, Cronenberg met en scène le désastre de la rencontre entre un scientifique et une femme (impliquée dans ses expériences), l’impossible rapport sexuel et les effets délétères en sa croyance.
Dans A dangerous method, Sabina incarne une espèce de « mutante », débordée par la jouissance, mais contenue dans des corsets et vêtements brodés, filmée avec une esthétique raffinée. Elle dit qu’elle n’est pas folle. Elle parle de la main de son père, des humiliations subies qui l’excitaient sexuellement. Elle évoque aussi la scène où il frappe son manteau et son envie irrépressible de se masturber, indiquant ainsi l’envahissement pulsionnel. Jung s’inscrit alors dans le transfert dans la série des figures paternelles.
Parler de ces choses intimes implique une clinique sous transfert. Elle l’aime. Il sait que sa position de médecin implique l’abstinence. Mais il s’embrouille. Un de ses patients, un médecin toxicomane, Otto Gross – Vincent Cassel – lui parle de liberté, de cesser de réprimer ses pulsions. Suite à une scène où les rôles se sont inversés, Jung, parlant de son désir pour S. Spielrein, devient l’amant de sa patiente. Il se prête à la scène du fantasme filmée dans le miroir où elle se voit battue. Dans ces moments intimes, l’actrice adopte la même gestuelle et le visage grimaçant que lors de la scène inaugurale, cela est alors lisible comme un orgasme. Cette folie évoque, nous semble-t-il, la question de la position féminine. Les femmes, dit Lacan, n’ont « pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens. »3 Cette question traverse ce film.
Pour Lacan, « l’analysant parle… l’analyste, lui, tranche »4. Or, là ce n’est pas le cas. Jung, devenu l’amant, et sa patiente cherchent chacun une issue dans le transfert à Freud. Jung lui parle de sa pratique et de ses rêves. La séance a l’allure d’un contrôle analytique, mais il garde secret son débordement auquel il n’est pas prêt à renoncer.
Dès la première rencontre avec Jung, Freud – interprété par Viggo Mortensen comme un homme sérieux, chaleureux et attentif – limite les excès de celui-ci. La mise en scène de Cronenberg met cela en valeur avec humour. Cependant, Freud voit aussi en Jung un « fils aîné, sacré successeur et prince héritier »5, un aryen qui sortirait la psychanalyse du cercle des praticiens juifs de Vienne. Freud a de l’ambition pour la psychanalyse. Il dit avoir ouvert une porte et souhaiter que de plus jeunes la franchissent. Il nourrit donc beaucoup d’espoir pour ce « fils ». Cela masque d’abord ce qui cloche. Puis Freud désapprouve Jung qui est fasciné par le mysticisme. Celui-ci est forcé d’admettre sa liaison avec sa patiente. Freud est déçu. Le film montre ce qui oppose les deux hommes tant sur le plan de la doctrine (le refus de Jung de la place centrale de la sexualité dans l’inconscient) que sur le plan de l’éthique de la praxis. Jung n’est pas devenu Josué qui devait, selon le souhait de Freud, prendre « possession de la terre promise de la psychiatrie »6. Les relations entre les deux hommes se détériorent. La séquence d’échange et de lecture de lettres est particulièrement expressive, avec la disparition progressive des corps des deux protagonistes. Le montage parallèle construit avec des plans de plus en plus courts, sur chacun des deux hommes, tour à tour expéditeur et destinataire, restitue au spectateur la tension progressive entre eux jusqu’à la déchirure : il ne reste que les lettres, une voix, un lien ténu que Freud décidera quelques temps plus tard de couper. Entre temps les deux hommes se rencontrent à Munich en novembre 1912. Jung ne mentionne pas le nom de Freud, comme Akhenaton, pharaon auquel il se réfère dans le film, avait fait détruire dans les cartouches les noms de ses pères. Il dit cela et Freud qui alors s’écroule, disant qu’il serait doux de mourir7.

Dénouements :
Cette chute est celle du père pour Jung qui est alors désavoué. À la fin du film, seul, perdu, il rêve d’apocalypse et imagine que cela puisse être prémonitoire. Sa femme, inquiète, pense qu’il a besoin de reprendre une psychanalyse. Déjà, lorsqu’il était envahi par sa passion pour Sabina, elle avait su lui dire avec finesse, que peut-être il pourrait aller en parler à Freud.
S. Spielrein peine à renoncer à son amour pour Jung. Elle aussi – comme Freud – renonce à Siegfried, le fils rêvé que lui aurait donné Jung. D’un autre homme – un  juif russe – elle préfère attendre une fille. Par l’écriture elle va transformer cette passion destructrice. Tirant enseignement de son rapport à la jouissance, elle en fait son sujet de thèse, et s’intéresse à la psychanalyse des enfants. À la fin, elle trouve donc des bornes à l’illimité féminin qui la tourmentait. La parole a eu prise sur la jouissance, cependant l’actrice laisse paraître sur son visage lors de son ultime conversation avec Jung quelques signes, comme des traces, des restes de ce réel.
Pour Freud, cette chute est dé-nouage. Le fils-successeur, que devait incarner Jung, est perdu. Il se retrouve seul et doit assumer les conséquences de ce manque. D. Cronenberg le propose ainsi : Freud accorde plus d’attention alors à S. Spielrein, il écoute sa théorisation qu’il considère avec intérêt8. Elle parle du lien entre sexualité et destruction dont il s’en inspirera dans ses travaux sur la pulsion de mort, mentionnant son nom dans une note d’« Au-delà du principe de plaisir »9. Elle lui parle de l’élan mystique de Jung. Il lui dit qu’il ne faut pas substituer à une illusion une autre illusion. Les semblants se défont, il en prend acte. Elle l’approuve. Il lui confie des patients. Ainsi le film montre le père de la psychanalyse se tournant vers une femme. On sait la place que prirent certaines femmes pour Freud, nouant avec lui un transfert de travail soutenu et fécond. Pensons à L. Andréas-Salomé, à Marie Bonaparte ou encore à Anna Freud, qui viendra prendre à partir des années 1920 la place du « fils » héritier. Cependant, le film indique aussi que le psychanalyste, chaque psychanalyste, est voué en conséquence de son acte à une certaine solitude, celle-ci intraitable.

1.  Propos recueillis par Isabelle Regnier, « David Cronenberg : “Il faut hypnotiser le public”», Le Monde, le 20 décembre 2011.
2. David Cronenberg a pris appui sur la pièce de Christopher Hampton, The talking cure, dont la traduction française, Parole et guérison, est parue en 2009 aux Presses universitaires du Mirail.
3.  Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.
4.  Lacan J., Le séminaire, livre XXV, Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977, inédit.
5.  Freud S., Jung C.-G., Correspondance, 1906-1909, I, lettre à Jung du 16 avril 1909, Paris, Gallimard, p. 295.

Texte relu et corrigé par Christine Maugin.

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