Les « malgré-nous » silencieux d’une   guerre des discours par Éric Zuliani

 Publié dans le N°130 de Lacan Quotidien

Dans un article de Courrier International datant du 13 décembre dernier au titre évocateur – « Un livre qui tue » -, on découvre l’existence d’un énième manuel consacré à l’éducation des enfants. To train up a child (Comment éduquer un enfant – soulignons l’absence de point d’interrogation). Ce livre, d’un pasteur américain réédité très récemment, fait polémique aux États-Unis, non pour les intentions éducatives qu’il y prône mais à la suite du décès de plusieurs enfants dont les parents avaient lu ledit ouvrage.

Il faut dire qu’il y préconise l’usage de la « baguette » pour faire plier la volonté des chères têtes blondes américaines. Publié à compte d’auteur et dont près de 700000 exemplaires sont en circulation, cet ouvrage rencontre un grand succès chez les chrétiens, particulièrement adeptes de l’école à la maison précise l’article.

Éducation, religion, scolarisation et leurs protagonistes – État, famille et médias -, tous les éléments sont réunis pour qu’apparaisse la figure de l’enfant pris dans les savoirs esquissée par J.-A. Miller dans son intervention du 19 mars dernier : « Nous assistons à ceci qui est croissant : une concurrence des savoirs, une rivalité des traditions, une lutte des transmissions, qui se donnent à qui mieux mieux pour déterminer quel savoir l’emportera sur l’autre dans la production des sujets, sous quelle emprise tombera l’enfant (…). »

L’ouvrage donne, en effet, des conseils éducatifs afin de bien s’y prendre, particulièrement lorsqu’il s’agit de battre un enfant et ceci dès ses six mois de vie. Il s’agit de corriger les mauvaises conduites et de suivre les explications du bon pasteur sur les endroits du corps propices à recevoir les coups d’un bon tuyau en plastique d’au moins 35 cm – le fameuse « baguette » -, qui a l’avantage, précise le pasteur, « de pouvoir être enroulé et placé dans votre poche (…). C’est un bon instrument suffisamment souple pour ne pas abîmer les muscles et les os ». Un peu de confort et d’attention ne nuit pas à l’impuissance sadique des intentions éducatives.

Le bruit médiatique fait autour de ce livre reflète, selon l’article, la manière suivant laquelle la société américaine se divise sur le problème des châtiments corporels et plus largement de l’éducation : « Chrétiens conservateurs d’un côté, parents et pédiatres de l’autre. »

Si, donc la discorde règne sur les moyens, chacun se retrouve pourtant sur un but que le sens commun semble avoir validé depuis plusieurs décennies concernant les enfants : obtenir des résultats. L’article reste cependant muet sur ce que l’on peut entendre par « résultats », et l’on devine ici ce que J.-A. Miller a fait apercevoir sur les finalités de cette guerre des discours en matière d’éducation : l’enjeu n’est pas de l’ordre du savoir mais de celui du pouvoir. Famille, média, État et religion y jouent chacun leur partition, et l’article a au moins le mérite de faire apparaître que la scolarité n’est pas au premier plan, ni d’ailleurs les enfants enrôlés malgré-eux. Ces « malgré-nous » de cette guerre des discours n’est pas sans faire penser au point de départ du dernier film de Polanski : un carnage, en effet, s’annonce entre grandes personnes à partir d’un incident bénin entre enfant qui en aura été la cause silencieuse.

Mais ce sont surtout ce que la presse appelle étrangement « les dérapages » – semblant ne pas faire de lien entre l’esprit du livre et la violence à laquelle il mène -, qui ont mis le bon pasteur et son épouse sous le feu de l’actualité. Le dernier en date est celui de Larry et Carri Williams dans l’état de Washington « qui avaient choisi de faire eux-mêmes l’école à leurs six enfants. En 2008, le couple avait adopté une fillette de onze ans et un garçon de sept ans originaires d’Éthiopie. Selon des amis, ils les décrivaient comme des « enfants rebelles. » En mai dernier, la fillette fut retrouvée morte à la suite d’un état d’hypothermie et de malnutrition. Elle était fouettée régulièrement, et le jour de sa mort, avait été frappée avec la fameuse « baguette ». La mère avait beaucoup aimé le livre du bon pasteur et en avait même offert un exemplaire à une amie.

Notons qu’il est étrange que les trois cas dit de « dérapage » évoqués par l’article concernent tous des enfants adoptés. Une fillette de sept ans adoptée, comme la fille du couple Williams, est, en effet, morte en Californie à la suite de corrections à répétition ; en Caroline du Nord un autre procès a eu lieu à l’encontre d’un couple pour homicide sur l’un de leur fils adoptif. L’enfant cette fois-ci est mort de suffocation après avoir été enroulé dans une couverture. L’enfant adopté est-il, plus que tout autre, exemplaire de ce qui se refuse, chez un sujet, à faire famille ?

Si l’éducation d’un enfant reste affaire de discours et de production d’un sujet « comme il faut », la rencontre avec un analyste, au contraire, peut permettre à un enfant de saisir sa « chance inventive » et d’entrer dans le discours analytique où « son savoir est respecté », selon les termes de J.-A. Miller.

Ce trompe-l’œil où, sous couvert du savoir, s’exerce un pouvoir – celui du discours -, ayant les moyens de faire taire, Lacan l’avait dénoncé, non sans humour, dans un entretien qu’il avait donné à l’Express en 1957, en ces termes : « Voyez comme on nous représente tous les jours l’apprentissage de son expérience par l’enfant : il met son doigt sur le poêle, il se brûle. À partir de là, prétend-on, à partir de sa rencontre avec le chaud et le froid, avec le danger, il ne lui reste qu’à déduire, à échafauder la totalité de la civilisation. C’est une absurdité : à partir du fait qu’il se brûle, il est mis en face de quelque chose de beaucoup plus important que la découverte du chaud et du froid. En effet, qu’il se brûle et il se trouve toujours quelqu’un pour lui faire là-dessus tout un discours. L’enfant a beaucoup plus d’effort à faire pour entrer dans ce discours dont on le submerge que pour s’habituer à éviter le poêle. »

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