Buenos-Aires Lacaniano 2011-2012 par Eric Laurent

 Publié dans le N°120 de Lacan Quotidien 

L’été à Buenos-Aires peut être trop chaud. La ville devient étouffante malgré sa proximité avec la mer, à laquelle elle tourne le dos pour de bizarres raisons historiques. Gare alors à l’air conditionné! On a toujours l’idée qu’un norvégien égaré tente de retrouver des sensations perdues de sa lointaine patrie. La fin de novembre et la première semaine de décembre ont été caniculaires. La seconde semaine était idéale. Tout conspirait pour que Buenos-Aires soit lacanien : l’air, la lumière, la douceur du temps. D’un côté ce bonheur, de l’autre, les responsables de l’EOL avaient un difficile handicap à relever.Les Journées devaient avoir lieu les 

10 et 11 décembre en raison d’une série de conséquences imprévisibles dont l’événement déclenchant avait été le report de la Rencontre internationale Enapol IV en 2009 dû à l’épidémie de virus H1N1 qui avait secoué le monde. Il en restait des engagements pris avec un hôtel qui ne pouvaient être soldés qu’à cette seule date. L’ennuyeux était que cette fin de semaine était un week-end particulièrement prolongé. L’Argentine ne connaît pas les effets cumulatifs des RTT françaises, mais connaît les jours fériés « touristiques » pour stimuler l’industrie des services. Le samedi 10 allait de plus être le jour de l’assomption dans sa fonction de la Présidente élue pour un second mandat. L’exode des habitants de Buenos-Aires vers les plages permettait l’arrivée massive des présidents Sud-américains venus en voisins, avec leurs entourages, pour saluer l’événement, ainsi que des jeunes militants venus par toutes sortes de moyens de transport. Il permettait aussi la fermeture de quelques axes névralgiques de la capitale qui auraient asphyxié la ville en temps ordinaires. La promesse de vacances allait-elle désertifier aussi le public des journées et des manifestations prévues pour marquer le trentième anniversaire de la mort de Lacan ? Ou bien, à l’inverse, ce break allait-il permettre de faire venir dans la capitale tous ceux qui, des pays voisins, de l’intérieur, et des « provinces », pouvaient être intéressés par des propositions inédites ?

Donc : construction d’une « Semaine Lacanienne » dans le même esprit que la semaine de 2009 qui avait regroupé une Rencontre internationale Enapol et les journées EOL en un temps comprimé. Du mardi au dimanche, tous les jours, allaient se succéder des propositions de travail dans des cadres différents, culminant sur les Journées. Les rythmes universitaires faisaient coïncider la fin d’année académique avec les premiers jours de la semaine. D’où l’idée d’une conférence à l’université adressée à tous les étudiants de psychologie (1500) disponibles. Grâce à la bienveillante attention de la doyenne et de son bureau, pour la première fois, le thème du Congrès de l’AMP 2012 pouvait être présenté à l’intérieur de la Fac. Le fait que les journées EOL soient considérés « de interes cultural » par le ministère de la culture y a contribué. Plus de mille étudiants se sont pressés, en trois salles avec retransmission vidéo, pour participer à l’événement. Nihil obstat de la part des organisations estudiantines multiples et actives dans la vie de la faculté.

Le soir, présentation d’un livre d’Eric Laurent publié par les éditions Diva, lié aux thèmes du Congrès, dans les superbes locaux de la Bibliothèque Nationale. Autre lieu, autre public, plus restreint mais remplissant la salle. Horacio Etchegoyen, ancien président de l’IPA, qui a historiquement brisé le silence entre AMP et IPA, faisait l’amitié d’y assister. Le mercredi matin, conversation clinique de l’Institut clinique de Buenos-Aires (ICdeBA). Cas intéressants, public nombreux, les participants méritant leur nom, discussion pleine d’intérêt. Le buzz est assuré.

Le jeudi, une pause permet à chacun, un par un, de poursuivre son analyse et ses contrôles. Et le vendredi, premier jour férié, c’est toute la journée que se succèdent la réunion de l’Institut Oscar Massota (IOM) qui regroupe les activités d’enseignement de l’EOL dans les provinces, puis un colloque-séminaire saluant la publication du cours de Jacques-Alain Miller « Donc ». A la fin du colloque, une table ronde dédiée à « Lacan au XXIème siècle » rassemblait des contributions construites comme un hommage. Les lecteurs de Lacan Quotidien en auront un écho par la publication dans le prochain numéro d’une de ces contributions, celle de Juanqui Indart. Plus de six cent participants au Colloque, dont l’inscription était distincte des Journées témoignait du pari gagné par la semaine Lacan. Tous étaient au rendez-vous pour ne rien perdre des événements. Le soir, l’assemblée générale de l’EOL adoptait à l’unanimité de nouveaux statuts modernisant les procédures de l’École, les adaptant à l’esprit nouveau qui souffle. Plus sûre d’elle-même, l’École ne craint plus les résultats chaotiques des procédures électives ou les conflits irréductibles des groupes. Le conseil permutera plus vite. Changement ce soir-là aussi de Présidents. Mauricio Tarrab qui a accompagné la réforme des statuts laisse la place à Adriana Testa. La Présidente fait un discours dans lequel l’École se reconnaît. Grand succès. Le lendemain, samedi, ouverture des Journées dans une ville transformée. L’atmosphère était vibrante. Pas très loin de l’hôtel qui nous accueille, la présidente entrait en fonction dans une aile nouvellement aménagée de la Casa Rosada, le palais présidentiel. Les fanfares militantes emplissaient les avenues désertées de voitures, de leurs cohortes serrées venues en trains, cars, bus, camions, etc. Le cinéma profitait aussi de l’aubaine. Buenos-Aires devenait décor pour des films ou des séries, faisant de la ville un New-York convaincant à l’aide de quelques taxis jaunes et d’uniformes et motos de la police du lieu. C’est aussi la Journée internationale des Droits de l’Homme.

Les Journées de l’École sur la « Praxis Lacanienne » s’ouvrent dans une atmosphère de succès, de participation et de « buena onda ». La Présidente Cristina Kirchner assumait ses fonctions dans le même temps. Elle a recueilli les voix de 53 % des votants. Bien élue donc, mais un bon 40 % n’est pas pour. Les femmes sont à l’honneur dans cette cérémonie. La Présidente évoque Ana Teresa Diego, étudiante en astronomie et communiste, disparue en 1976, dont le nom vient d’être donné par un astronome argentin à un nouvel astéroïde. Elle note que Dilma Roussef, la présidente du Brésil, présente lors de la cérémonie, a été arrêtée et torturée pendant 22 jours lors de la dictature militaire. L’assomption de la Présidence par une femme est une tradition argentine. L’Argentine a déjà été présidée par une femme, Isabel Martinez de Peron, en 1974, à la mort de son mari. Sa faiblesse à l’égard de l’homme fort de la droite péroniste, Lopez Rega, « el Brujo », et les milices de son triple A (Alianza Argentina Anticomunista) ont laissé de mauvais souvenirs. Eva Peron, morte d’un cancer de l’utérus à 33 ans, avait été brièvement candidate à la Vice-présidence. Elle dût renoncer à sa candidature, avant de devenir une icône momifiée.

Cristina de Kirchner avait déjà été élue en 2007 alors que son mari, Nestor, était vivant. Son décès brutal par crise cardiaque le 27 octobre 2010 laissait ouvert le devenir historique de Cristina. Serait-elle Evita ou Isabelita ? Ni l’une, ni l’autre, elle sut prendre en mains les rênes du pays et se faire élire de nouveau dès le premier tour. Le serment qu’elle a prononcé lors de la cérémonie est original. Normalement, on doit jurer pour Dieu et la Nation. Elle y a ajouté un prolongement : et « pour Lui » avec majuscule. Ce « Lui » renvoie à Nestor Kirchner.

Cet ajout montre sans doute qu’elle aura besoin de tous ces appuis pour réinventer le kirchnerisme dans les prochains mois. Le « Péronisme tendance K » est un mélange. Au niveau culturel, l’accent a été mis sur le retour d’une rhétorique politique de gauche accompagnée d’une référence constante aux droits de l’homme. Du point de vue économique, le dispositif a refusé les pratiques néo-libérales qui avaient conduit le pays à l’effondrement de 2001. Il a prélevé des taxes sur l’exportation agricole (soja, viande) durement négociées avec les organisations patronales des propriétaires terriens : « El campo », pour les redistribuer ensuite dans des subventions aux secteurs de l’énergie et des transports. Le système a trouvé ses limites. En Argentine comme ici, l’État veut diminuer ses dépenses obligatoires pour retrouver des marges de manœuvre pour l’investissement et la réindustrialisation. Il y a deux mois les subventions ont été drastiquement réduites, faisant repartir une inflation rapide par augmentation mécanique des prix artificiellement contenus. La bataille porte donc sur la mesure de la dite inflation à coups d’index et d’accusations de dissimulation. La reconstruction d’un projet alternatif est à faire. Il s’accompagne comme partout d’une lutte agressive contre l’évasion des capitaux et l’évasion fiscale. Le nouveau chef du gouvernement Juan Manuel Abal Medina a quarante trois ans. Il se présente sur sa page Facebook comme « Peroniste tendance K, hincha de River ». Le Vice-Président Amado Boudou cultive son look de rocker et monte en scène dans les meetings avec sa guitare. Le ministre des Finances, Hernan Lorenzino a 39 ans. La relève des générations est assurée, même si elle est dynastique. Le premier ministre, « Jefe de gabinete », est le fils d’un dirigeant de la ligne dure du parti et le neveu d’un des fondateurs des Montoneros. Les multiples tendances du parti Péroniste forment un monde en soi où coexistent des thèses opposées sur beaucoup de points. C’est un univers en expansion reconfiguré par le groupe K, noyau compact, jeune et resserré autour de Cristina, trop resserré au goût de beaucoup. Quoiqu’il en soit de ce multiple, il y a toujours des moments où la politique Argentine se structure en deux camps selon l’affrontement clausewitzien. Celui des élections, celui des négociations avec le Campo et celui des parties de football. A Buenos-Aires, Lacanien ou pas, on est « fan », « hincha »  de River ou de Boca, les deux clubs qui se disputent les cœurs des citoyens. La vidéo qui a été la plus virale sur Internet dans la pré-campagne met en scène un père de famille « hincha de River », devant son téléviseur, filmé par son fils. Il s’échauffe au cours d’une partie, pour finir par hurler, jeter ce qui lui tombe sous la main sur son téléviseur, se désespérer devant la défaite de son équipe. River a été relégué en seconde division en 2011. Que se passera t-il cette année ? C’est un monde en mouvement rapide qui attend le Congrès de l’AMP en avril 2012. Le Brésil tire en avant les BRICS et l’Argentine veut suivre en mobilisant toutes ses ressources. L’enjeu est de taille. De ce côté-ci de l’Atlantique nous sommes embarqués dans l’invention du Buenos-Aires Lacaniano, qui prendra forme en 2012.

Éric Laurent

*La Revue audiovisuelle de psychanalyse et de culture Cita en las Diagonales a rencontré Eric Laurent lors des XXe Journées annuelles de l’EOL. Vous découvrirez des extraits en espagnol de cet entretien en suivant ce lien.

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