Sollers, atelier par Nathalie Georges-Lambrichs

Philippe Sollers, L’éclaircie, Paris, 2012, Gallimard, 236 pages, 17,90 (e)

Publié dans le N°124 de Lacan Quotidien

« Qui es-tu, toi, pour être plus moi que moi ? » (p. 57)

L’espace que nous ouvre ce livre est un éventail, mais il comporte aussi des jours.

On y voit passer les visages et les corps d’Anne dans tous ses âges, Anne la sœur du narrateur, en allée et qui revient prétexte, d’autant plus légère ou grave et présente que démultipliée: nichée dans la mémoire aussi éparse que précise, où le narrateur la cueille à la pointe de ses rêveries ou de ses rêves, et lovée dans son avatar, Lucie la vivante, l’ardente femme dont le goût pour le narrateur et la subtilité discrète animent la camera oscura, gangue de L’éclaircie, bouche de résonance non moins que trésor de tableaux. Là, ce sont surtout Manet et Picasso qui s’y font voir, et lire et entendre, peignant comme ils aiment, l’un, l’autre ou le narrateur, le premier sachant tour à tour condenser « une telle intensité d’absence » (p. 92) ou « convoquer tous les sens à la fois, capter le regard, évoquer l’air, déclencher l’envie de toucher […] » (p. 157), le second « la folie et la destruction montantes dans les visages » (p. 86), choisissant toujours « ce qu’il y a de plus profond, la surface, la rencontre, la vibration, le vide, l’éclat, l’instant. » (p. 87) contre l’univers, « le multivers » (p. 86), fait non seulement de touches mais de musiques qui traversent la partition de la lecture et composent avec elle du sur mesure pour le lecteur-auditeur-amateur.

Le noir clair

Je peins, dit le narrateur, qui ne fait pas mystère de ses fonds noirs. De fait, il y a deux noirs : le sinistre ordinaire, le « faux noir » de la tête d’obsidienne de Malraux (p. 220) et le vivant, le noir de nuit des prunelles andalouses, le noir clair (p. 59). « Le noir, donc, comme lumière, dans une jolie veuve, une jolie sœur » (p. 25), celle qui « Un jour de pluie, dans la véranda, me dit tout à coup : “ toi, tu seras toujours seul” » (p. 190). « Elle avait raison, écrit-il, je suis seul, mais avec son ombre » (ibid.)

Il y a longtemps que Sollers tient au papier – « J’aime le papier, ce roseau d’Egypte […] le papier respire, il faut s’inventer une oreille pour l’écouter » (p. 41) –, à l’encre, au trait, à la plume et au pinceau, alliés avec le soleil – celui que l’enfant fixe, et loin qu’il y perde ses rétines – médiocre catastrophe annoncée – ce sont mille soleils noirs qui se bousculent. « Au fond, c’est simple : on arrive, ou pas, à jouer jusqu’au bout son enfance. Un bouquet de violettes suffit. » (p. 27) Encore faut-il le peindre, le respirer et le dire : « puisque la vie est un roman » (p. 143), elle a maille à partir avec le dire vrai, qui tient en respect l’exactitude au nom de laquelle nous sommes fichés, identifiés, filmés, court-circuités, mieux : qui surmonte celle-ci, la réduisant à l’espace quadrillé dans lequel les sbires du préfet de police ne trouveront jamais rien d’autre que ce qu’ils auront pensé à y dissimuler eux-mêmes : une fiche anthropométrique, dont l’instantané n’abolira jamais l’envers, à savoir le portrait.

« Personne ne se déplace dans le noir comme Manet, d’où ses couleurs. » (p.177)

 « Je ne vois que des gens qui n’ont rien à m’apprendre » (p. 33)

Il ne s’attarde pas sur le diagnostic qu’il porte sur l’état de son époque, la nôtre, qu’il suppose en proie à une aggravation constante depuis la Terreur, constance qui fausse tout calcul, ignore la part du dé, du coup, du pari – c’est sur ce mot de pari que le livre va se refermer.

L’abandon de l’Histoire peut aller jusqu’à « une inattention de tous les instants » (p.82), l’oubli de l’oubli, c’est dit (p. 39). Qu’est-ce qui vaut, alors, sinon Manet et « cette femme-là, saisie, chaque fois dans son être ignoré d’elle-même, là » (p.84-5), sinon les tableaux, les livres, accomplis ?, non, mais encore en train, là, de se faire : « Qu’est-ce qui se dit ? un drôle de je qui dit. » (p. 179)

« Désennuyons-nous ». C’est le sésame qui prélude à la rencontre amoureuse et ses aises : l’amour en deux temps, d’abord des corps épris plongeant dans le guet et le goût et l’attrait qu’ils ont l’un de l’autre, puis la conversation roulant sur « autre chose ». L’omnispecteur (p. 147) – formé par Picasso qui fut le premier à mériter ce titre – veille et rêve, entre plusieurs existences. « “Soyez en état de traduction instantanée” ! » (p. 27), proclame-t-il. C’est que « Les livres se lisent eux-mêmes » et que « les tableaux effacent ceux qui ne les voient pas » (p. 43).

Et nunc Manet. Nu/un : le palindrome par excellence

Ainsi passent, dans les jours, des dits, ces particules qui se repoussent et s’attirent, et se condensent en concrétions de vouloir dire :

« Picasso en 1966 :

Je veux dire le nu. Je ne peux pas faire un nu comme un nu. Je veux seulement dire sein, dire pied, dire main, ventre. Trouver le moyen de dire, et ça suffit. […] Un seul mot suffit quand on en parle. Ici, un seul regard, et le nu te dit ce qu’il est, sans phrases. » (p. 180)

 « […] un tableau de génie, même le plus habillé, est un nu ».

Que devient, alors, la tension entre tacere et silet, dans cette alliance du coup de foudre et de la nuit qui s’est fomentée au fond des yeux ? Elle ne résisterait pas, n’étaient « les dieux [qui] sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence » (Heidegger, Parménide). N’est-ce pas que les dieux, là dans quel orient, suppléent au discours, qui se soutient d’être sans parole ? N’est-ce pas que là, les dieux – sive les dieures – se tiennent,  « d’un intérieur sans âge » (p. 185) ?

Vita long

La vie s’étire, au fil des hasards qui de droite et de gauche brassent et distribuent les destinées, les manuscrits et les livres, les objets qui ont une âme et les mots « irradiés sur fond de néant » (p. 216). Les lignes s’émancipent de la trame du roman, divaguent comme les fils électriques s’emmêlent dans l’empire de la grande vitesse, renforçant l’immobilité du regard qui les voit sans pouvoir les regarder. Picasso, un génial jésuite, Gongorà, n’ont pas raison de cette vie de Anne, la sœur au-delà de la vie, « sur un divan nocturne, c’est tout » (p. 229). Les tableaux nous contemplent, le narrateur – mais n’est-ce pas l’écrivain, et de surcroît sincère ? – peintre invisible, s’apprête à poursuivre sa vie extrême, telle que ses manuscrits convoyés vers la Chine par Lucie qui sut les négocier admirablement l’enveloppent, lui promettant une autre gestation et de nouvelles aventures.

 « on n’est jamais trop armé »… pour s’évader ? (p. 171)

Il a mille ans. Aucun risque qu’on le punaise ou qu’on le mouche. La Chinoise qui l’aimera est cultivée, musicienne et sérieuse, car tel est son désir, encore et au-delà, d’être lu.

 

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