La Grand’ route par Juan Carlos Indart
Publié dans le n°122 de Lacan Quotidien du 06 janvier 2012
Ce texte fut prononcé à l’occasion du Coloquio de la Orientación Lacaniana, Jacques Lacan en el Siglo XXI, à Buenos Aires, le 9 décembre 2011. Il fut publié le 13 décembre sur lacanquotidien.fr dans sa version originale, en espagnol.
Mon hypothèse concernant Lacan au XXIème siècle est la même que celle que j’ai établie en 1979 à propos du XXème siècle, à savoir que l’enseignement de Lacan pouvait être une grande-route, une route principale. Loin de moi l’idée de le considérer comme un petit chemin communal, qui aurait rejoint je ne sais quelle autre grande-route, mon hypothèse était déjà claire : nous avions affaire, d’emblée, à la route principale elle- même.
Les faits m’ont démontré que cet instant de voir, pionnier, n’était pas isolé. Il était relatif aux efforts intellectuels de personnes éprouvant à la fois une certaine antipathie vis-à-vis de l’exploitation de l’homme par l’homme et une certaine sympathie à l’égard du processus d’émancipation possible « chez chacun ». C’est par le biais de ce « chez chacun » que l’on entrait, avec sa singularité déchirée, dans la promesse du travail psychanalytique pensé par Lacan.
En 1980, à Caracas, ce fut le temps de comprendre que quelqu’un, Jacques-Alain Miller, qui avait déjà constitué son équipe, en était arrivé au moment de conclure : il était l’incarnation du désir de réaliser cette hypothèse, en la dirigeant.
Nombreux furent ceux qui participèrent à cette nouvelle route, qui trouva son nom lors de la création de l’AMP, avec le soutien de la Fondation du Champ freudien, créée par Lacan. Dans Le Secret des Dieux (1) le 21 mars 2005, J.-A. Miller, énumérant ses forces, écrivait « L’Association mondiale de psychanalyse, que j’ai créée en 1992 et dirigée dix ans durant, est un vaste réseau international qui s´est jusqu’à présent consacré exclusivement à la clinique et à la formation psychanalytique. Contraints aujourd’hui d’entrer dans le combat contre les TCC et la culture de l’évaluation, nombre de ses membres, soudés par un travail commun commencé il y a trente ans, constituent une force qui n’a pas beaucoup d’équivalent dans le monde… »
Je l’ai personnellement entendu énoncer cela en 1992, quelques heures après la création de l’AMP. Cela semblait à l’époque une illusion démesurée.
Eh bien, en 2011, Miller a mobilisé cette force, non seulement pour ce combat-là, mais aussi pour demander la libération d’une collègue psychanalyste syrienne, Rafah Nached, emprisonnée par la dictature de son pays. Cette force a su répondre à cet appel, selon les possibilités de chacun, provoquant d’énormes résultats : un grand nombre d’éminents acteurs politiques et culturels se sont immédiatement approchés de notre route, pour apposer la signature de leurs établissements, et se sont réjouis lorsqu’elle fut libérée.
Ce fut, selon moi, le premier événement Lacan du XXIème siècle.
Un grand nombre d’événements non pas universels, mais relatifs aux symptômes du XXIème siècle se déroulent aujourd’hui, que l’on peut interpréter en terme analytique, à partir de l’orientation lacanienne afin d’en saisir les ressorts. J’ai eu la possibilité d’observer les dernières couvertures des principaux magazines parus aux États-Unis, au Brésil, en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne, et tous les sujets abordés, de l’atteinte à la vie privée aux conflits militaires en gestation, en passant par l’augmentation de l’« anxiété » et la diminution des leaderships, sont susceptibles d’être abordés avec justesse à partir de l’enseignement de Lacan.
En cela,le journal numérique Lacan Quotidien constitue le deuxième événement du Lacan au XXIème siècle et apparaît en même temps que le premier.
Pourquoi affirmer qu’il s’agit d’un événement ? Ce n’est pas en raison de la création de ce média, mais en raison de ce qui y est écrit. On y élabore des stratégies et des tactiques innovantes à partir de la politique de la psychanalyse prévue par Lacan.
Un exemple, celui qui me surprend le plus : que l’on décide de soutenir un acte politique déterminé à travers lequel un homme politique définit son action, et que l’on estime comme analyste celui qui a capté la situation de la Lybie et qui, par son interprétation, a obtenu que le président de la France prenne en charge une intervention militaire contre un dictateur enragé au dernier degré… Mais pour immédiatement signaler qu’il y a encore beaucoup à faire, car les nouveaux mouvements d’agitation relatifs aux réseaux d’Internet sont acéphales, et à partir de l’enseignement de Lacan, on peut affirmer que la dissimulation d’un S1 fera de l’anonymat de l’organisation terroriste le seul partenaire de l’anonymat de la gestion bureaucratique évaluatrice. Ceci s’oppose aux dernières illusions de la pensée de gauche, celle d’un sujet supposé savoir, situé dans les groupes actifs « spontanés » qu’ont favorisé les nouvelles technologies informatiques. C’est un débat auquel il faudra participer.
Pendant ce temps, on peut lire que l’Université Populaire Jacques Lacan annonce un séminaire dédié à l’élaboration d’une doctrine lacanienne… sur la guerre. Malgré mon âge, cela fait naître chez moi un enthousiasme, pour reconduire l’inversion foucaldienne de la maxime de Clausewitz, et parce qu’il faudra, au cours du XXIème siècle, faire face à cette problématique.
Et il y a beaucoup plus encore. Il y a l’émouvante présence de Lacan lors des présentations de malades en Chine. Il y a l’interprétation du discours qui soumet les travailleurs des moyens de communication massifs, au pire. Il y a l’interprétation rapide des grands délirants du XXIème siècle, ceux qui imaginent une transhumanité, ceux qui croient en une loi statistique de diminution de la violence, ou ceux qui insistent avec le panopticon. Il y a la parole qui rapproche la singularité artistique de la route principale. Il y a la reconnaissance de certains textes dans lesquels on peut lire qu’une passe a eu lieu, en dehors de nos dispositifs. Il y a un appel à la route principale, qui est tel parce que la non-écriture du rapport sexuel n’est pas une maxime monotone, mais un principe d’action et d’invention de savoir. En bref, je n’ai pas d’idée déterminée ou prophétique à propos de Lacan au XXIème siècle.
Un paragraphe de la Vie de Lacan de Miller, dans lequel il est fait référence à ces deux facettes, celle de persister seul sur la voie de l’invention des mathèmes, et celle qui va à la recherche des autres pour les intéresser à cette voie, me plaît. La pratique analytique et les mathèmes sont les deux points fondamentaux de cette route que nous pouvons transformer en grande-route. Par ce discours, je souhaitais simplement souligner ce qui me semble aujourd’hui nouveau sur la question.
Lacan quotidien est principalement écrit en français. Il serait intéressant de sélectionner certains de ses écrits, de les traduire, de les diffuser, d’inciter à les lire et à les discuter, en bref, de les inclure dans notre formation. Cela pourrait réveiller une génération d’analystes du XXème siècle, dont je fais partie, facilement enclin à flâner sur les chemins communaux des souvenirs.
(1) Paru chez Navarin éditeur en 2005, p. 133
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