A Dangerous Method, la psychanalyse n’est pas une sagesse

par Sophie Marret

 Publié dans le N°126 de Lacan Quotidien

Le film divise la critique. Elle voudrait souvent comprendre les tourments des protagonistes, Jung et Otto Gross notamment, comme signature de l’échec de la psychanalyse. C’est oublier que le personnage de Freud y rappelle qu’il n’y a pas d’analyste sans névrose, et méconnaître la visée plus subtile à mon sens de ce film. La « méthode dangereuse » fait écho au rappel de la célèbre remarque de Freud lors de son voyage aux États-Unis, « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ». Nulle prétention de la psychanalyse à faire rentrer le désir dans le rang ; l’interprétation sexuelle de l’inconscient, que Freud soutient contre Jung, est référée à une éthique, en rupture avec la morale victorienne.

C’est pourquoi, pour notre plus grand bonheur, le film emprunte les voies du grand roman anglais. Les héroïnes de George Eliot ne sont pas loin, les méandres de l’intrigue amoureuse en son cœur, touchant aux complexités de l’humain. L’univers visuel fait penser à une reprise de E.M. Forster par James Ivory. La limpidité de la langue anglaise nous projette ailleurs que dans l’Autriche où les faits se sont déroulés. Le film et le roman dont il s’inspire, si fortement ancrés dans la grande tradition romanesque, y montent leur dimension fictionnelle. Il ne faut pas trop s’arrêter d’ailleurs sur les scènes du début qui au mieux relèvent d’une clinique d’un autre âge, au pire indiquent par un certain artifice combien l’exactitude n’en est pas le propos. Sa méconnaissance des subtilités du diagnostic différentiel concernant Jung et surtout Otto Gross ne relève pas seulement d’une ignorance, ni des errements de la clinique des débuts (Freud pouvait-il ignorer la psychose d’Otto Gross ?). Si le film maintient et martèle pour chacun l’estampille de névrose, c’est que sa visée concerne l’incertitude au regard de la norme morale, à laquelle ouvre la psychanalyse, au-delà de la thérapeutique.

Résumons : Sabina Spielrein est guérie de ses symptômes bruyants par Jung en un temps où il suit l’orientation de Freud. Il la conduit à entrevoir leur ancrage dans le sens sexuel refoulé. Jung toutefois commence à chercher une autre voie. Par ailleurs, pour soutenir le projet de Sabina de devenir médecin, il fait d’elle son associée, une collègue, avec laquelle au-delà du temps des séances, il échange. Il lui parle et leur lien glisse vers une complicité qui les écarte du cadre analytique. Il lui laisse également entrevoir lors d’une promenade un trait de sa jouissance, il bat le manteau de Sabina pour le délester du terreau dans lequel il est tombé, provoquant un émoi sexuel chez Sabina comme celui qu’elle éprouvait quand son père battait ses enfants. Une rencontre au-delà du cadre des séances, un geste aux conséquences imprévisibles, et l’amour s’en mêle, pour chacun. Jung séduit s’en protège, mais c’est à entrevoir ses propres désirs, sous le coup des interprétations de Freud (qu’il commence juste à rencontrer) et de celles d’Otto Gross (que Freud lui a envoyé pour une hospitalisation) que les choses se précipitent. Il devient l’amant de Sabina qui ayant ouvert une porte sur l’imaginaire de son fantasme propose de s’en satisfaire sexuellement. Il cesse de la recevoir, mais divisé entre désir et devoir, tentera de rompre et de se glisser à nouveau dans l’habit de l’analyste, ce qui lui vaudra d’être blessé par la récalcitrante à l’aide d’un coupe-papier. Elle souffre de ses hésitations, de cet abandon, de sa lâcheté, et se tourne vers Freud pour poursuivre son analyse, qu’elle mène jusqu’à former elle-même de nombreux analystes en Russie. Le film se détourne délibérément d’une compréhension en termes de faute aux conséquences ravageantes pour la patiente séduite (et surtout séductrice), à l’instar de Freud qui jamais ne juge, pour replacer les protagonistes dans les canons des grandes amours interdites, sur fond d’Œdipe aperçu, mais un peu au-delà aussi, pour les montrer aux prises avec les particularités de leur jouissance mêlée à la contingence de leurs sentiments. Sabina semble plutôt trouver satisfaction à son lien particulier à Jung, même si loin d’un érotisme sublime, les scènes de fustigations font porter le regard sur une certaine gravité chez ce dernier, de l’ennui peut-être, pointant le côté misérable du fantasme.

La peste, c’est notamment celle-ci, qui conduit à défaire les idéaux, à placer chacun devant ses impasses, les particularités de son désir. Jung prit le parti de refermer cette porte, sans doute poussé sur une autre voie par la spécificité de son arrangement avec sa structure. Dans le film, Otto Gross fait le choix de suivre la pente d’une jouissance illimitée et finit mal, la clinique des psychoses ne sera précisée que plus tard par Lacan qui permettra une autre orientation à cet égard. Le film choisit d’en faire des faits de névrose, pointant les difficultés de la psychanalyse à ses débuts : analystes difficilement analysables, ou encore insuffisamment analysés, mais surtout il s’attarde sur l’humanité profonde des protagonistes, jusqu’au malaise de Freud quand se profile la rupture avec Jung, il défend résolument la position éthique de Freud qui, s’il ne juge pas les hommes, ne cède jamais sur une orientation vers le réel. Bien qu’informulée encore, elle est en effet déjà sensible dans le portrait tracé de lui. C’est ainsi qu’au-delà des particularités de l’époque, de ses balbutiements, de ses errements, il pointe que le désir est affaire complexe que l’analyse ne peut prétendre normaliser, ou éradiquer, même si une analyse conduite à son terme peut, en précisant pour chacun ce dont il jouit, en éviter les ravages les plus aveugles. Lacan fit des pas décisifs lorsqu’écartant toute analyse fondée sur le contre-transfert, il fonda le transfert sur le semblant d’objet, cherchant à obtenir que l’incidence du fantasme de l’analyste sur la cure soit réduite à néant, au profit du désir de l’analyste. C’est par une analyse menée jusqu’à une conclusion, qui dégage comment le sujet s’oriente du sinthome que l’analyste a plus de chances de s’en tenir à cette orientation éthique. La fin de la cure est néanmoins franchissement des idéaux, décomplétude de l’Autre, ouverture sur l’irrésorbable du réel, elle ne peut prétendre à faire des analystes des sages, elle ne les préserve pas absolument de la contingence des sentiments et du désir, des ratages, des errements. C’est au réel œuvrant au cœur de la psychanalyse, à une vision désidéalisée mais profondément humaine de celle-ci que nous convie le film, tout en tenant ferme la barre de l’orientation freudienne.

 

Comments are closed.