« Un électron libre »Par Luciana Passinay

Publié dans le N°127 de Lacan Quotidien 

Arthur, trois ans, vient à Case Marmaillons depuis ses dix-sept mois, accompagné de sa sœur aînée, Sara, cinq ans et demi, et de leur mère Sandrine. La mère demande que ses enfants rencontrent d’autres enfants. Elle est inquiète pour Sara, Arthur ne lui pose aucun problème. Elle a connu le lieu par le cmpea, où Sara avait un suivi. Sandrine rapporte combien elle est épuisée. Elle évoque rapidement la grossesse de Sara et l’état dépressif qui a suivi. Elle ne dit rien de celle d’Arthur. Elle ajoute qu’elle n’arrive pas à faire passer ses enfants en premier. Elle dit d’Arthur qu’il ne l’a dérange pas, qu’il est indépendant comme son papa, « c’est un électron libre ». 

Au cours des premiers accueils, Sara est constamment sur le dos de son frère, elle le ramène près d’elle dès qu’il s’éloigne un peu. Quelque chose de très pulsionnel livre Arthur à sa sœur. À plusieurs reprises, Sara se saisit du corps de son frère, le porte en le serrant violemment contre elle, en l’interrompant dans ce qu’il est en train de faire, elle le déplace à sa guise. Dans ces moments-là, Arthur, inerte, se laisse porter et manipuler sans manifester aucune résistance. Il laisse tomber son corps dans les bras de sa sœur. De cela, Sandrine dira « il n’est pas libre de son corps ». Le comportement de Sara a inquiété l’équipe. Leur mère en fait le constat mais cela n’entraîne aucune réaction. Il était urgent que l’un des accueillants se mette à la disposition de Sara d’une part, et d’Arthur d’autre part. De plus, lorsque Arthur n’est pas à la merci de sa sœur, il erre en courant. Il se met très souvent en danger en grimpant sur tout. Il se cogne et chute souvent. Une jouissance l’agite et le rend insaisissable. Il ne se pose à aucun atelier. Durant ses accueils, il passe son temps à courir d’une pièce à l’autre, à ouvrir et fermer les portes. Rien ne l’arrête.

Un matin, au moment d’entrer, Arthur fait demi-tour, et court vers le parking dans le dos de sa mère, qui ne le voit pas. Une accueillante lui court après et le rattrape. Lorsqu’elle fait part du risque qu’a couru Arthur, Sandrine reste sans réaction. Au cours d’une fête, dans le jardin de cm, Arthur court vers la route, ce qui affole les familles présentes. Sa mère le cherche un peu, regarde autour mais ne bouge pas. Retrouvé prés de la route, l’une d’entre nous le ramène, sa mère l’attache dans sa poussette.

Cette forme d’indifférence de Sandrine à l’égard des agissements de ses enfants nous a interpellé. Nous avons émis l’hypothèse qu’Arthur était un enfant trop réel pour sa mère, et pour s’en défendre, elle s’en désintéresse. Elle dira : « bébé, Arthur m’a rejeté, il m’était antipathique ». Peut-être était-il un enfant persécuteur pour sa mère ? Elle ne voit rien. Est-elle sur le bord avec lui ? Ou pour elle s’il existait un peu plus, risquerait-elle de lui faire du mal ? Arthur est-il un enfant sans Autre ? Souffre-t-il d’hospitalisme ? A-t-il une mère ? Nous avons longtemps pensé qu’Arthur était un enfant tout seul. D’ailleurs, le signifiant tout seul revenait souvent lorsque Sandrine nous parlait de son fils : « Arthur est propre, il l’a appris tout seul.» « Il a appris à parler tout seul ».

La disponibilité, que j’ai offerte, a eu des effets pour Arthur, marquant son entrée dans le lieu. Progressivement il a réussit à s’installer dans certains ateliers. Il aime plus particulièrement jouer avec de la pâte à modeler. Souvent, il rassemble plusieurs morceaux de pâte en un gros tas, qu’il découpe en petits morceaux, puis il les rassemble et découpe de nouveau et ainsi de suite pendant un long moment. Il passe aussi du temps à faire dessiner le contour de sa main par l’accueillante. Depuis, il erre moins. Cet effet de scansion sur son temps débridé est venu apaiser momentanément sa tension et sa pulsion. Il ne cherche plus à ouvrir systématiquement les portes. Il ne cherche plus à s’enfuir et se met moins en danger. Souvent, il place les bouchons des feutres sur les extrémités de ses doigts, qu’il observe en souriant. Tentant ainsi de faire limite à son corps.

L’intérêt et l’accompagnement que j’ai proposé à Arthur n’a pas été sans effet sur sa mère. Elle a commencé à le voir. L’ancrage d’Arthur dans le lieu s’est effectué au sens propre comme au sens figuré. Il adresse des demandes aux accueillantes de cm. Maintenant la parole a un effet chez lui. Il est dans le lien avec les autres enfants. Cependant il fait encore, parfois, des choses inquiétantes. Il chute et se cogne toujours beaucoup. Le rapport à son corps et à celui de son petit frère, qui a maintenant un an, reste préoccupant.

Sa mère ne perçoit pas la dangerosité des attitudes d’Arthur vis-à-vis de son petit frère. Pour elle, quand Arthur frappe et attrape son frère par la tête et le soulève par le cou, ils jouent. Parfois, il agit le corps de son petit frère comme sa sœur agissait le sien. Arthur court, chute et se claque volontairement la tête sur le sol. Sa mère interprète cela comme : « il est mécontent d’avoir échoué dans son jeu et donc il se fait mal volontairement. »

Une bascule se produit. Sandrine rapporte une scène inquiétante et déterminante qui s’est produite alors qu’elle se promenait avec ses enfants au volcan. Pendant qu’elle a le dos tourné, Arthur passe la barrière de sécurité et se dirige vers le vide. Au moment où elle se retourne elle le voit et pousse un cri. Son cri  affole Arthur qui recule vers le précipice, elle réussit à le rattraper de justesse. Sandrine, encore émue, dit combien elle a eu très peur. Elle l’a vu au bord du trou. Quelque chose s’est « mise en route », entre ce qu’elleconstate et ce qu’elle doit faire pour arrêter ça. C’est la première fois qu’elle manifeste de l’inquiétude pour Arthur, et elle continuera.

Depuis, Sandrine fait attention durant ses accueils à passer un temps privilégié avec chacun de ses enfants. Elle dira à plusieurs reprises qu’elle est fière de lui. Lorsqu’elle évoque la rentrée prochaine d’Arthur à l’école, elle dit être un peu triste, qu’il va lui manquer. Arthur de son côté parle de plus en plus. Il joue avec les autres enfants, avec qui il a des jeux complices. Il lui arrive maintenant d’être à l’initiative de la relation avec l’autre. Il poursuit son frère moins souvent. Son corps auparavant très marqué par ses mises en danger, l’est beaucoup moins.

L’insupportable que j’ai rencontré dans l’agitation de ce petit garçon, m’a poussé à me mettre au travail en me faisant son partenaire. A partir de là, j’ai pu me laisser enseigner. C’est au cours de nos réunions hebdomadaires, où chacun risque sa parole, que j’ai pu mesurer ce savoir nouveau.

 

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