L’homme au nœud papillon rouge (suite)par Philippe Hellebois

Les lecteurs ont pu lire dans LQ n° 68 du 24 octobre 2011un portrait d’Elio Di Rupo, futur premier ministre belge. Voici la suite de ses aventures.

Habemus imperium ! Elio Di Rupo est parvenu à conclure un accord de gouvernement entre les six partis politiques avec lesquels il négociait depuis l’été dernier. Au total, la crise aura donc duré 535 jours. Du jamais vu sous nos latitudes!

Les problèmes avaient commencé le soir même des dernières élections législatives du printemps 2010. La Belgique en était ressortie à peu près ingouvernable, d’être divisée entre une Flandre nationaliste et à droite, et une Communauté Wallonie-Bruxelles à dominante socialiste. Pendant plus d’un an, tout ce beau monde n’a parlé que de problèmes communautaires (BHV, statut de Bruxelles, et autres joyeusetés que je renonce à expliquer ici) jusqu’à ce que la NVA (Nieuwe Vlaamse Alliantie)  ne claque la porte en juillet dernier laissant s’entendre les autres partis entre eux (voir LQ83, 8 novembre 2011). Le processus prit quelques semaines pour s’achever en  octobre sur un accord organisant la réforme de l’État qui devenait encore moins unitaire qu’avant.

Le Belge moyen – qui n’existe pas plus que le Français du même nom, mais qui a été inventé en Belgique par le père de la sociologie statistique Adolphe Quételet, voir Jam « L’ère de l’Homme sans qualités », la Cause freudienne, n°57 – crut que le plus dur était fait, et que le socio-économique passerait comme une lettre à la poste. C’est pourtant ici que les Romains s’empoignèrent puisqu’il fallut encore de nombreuses semaines pour arriver à un accord. Les derniers jours furent d’ailleurs exagérément dramatiques : gauche et droite s’affrontèrent comme aux plus beaux jours de la lutte des classes, le formateur remit au roi sa démission, lequel demanda ensuite aux agités de réfléchir. Personne n’a pu pénétrer l’intimité de leurs cogitations, mais l’on doute fort qu’ils aient eu le temps d’en avoir puisque les marchés sifflèrent rapidement la fin de la récréation. Elio remit au roi sa démission le lundi, une agence de notation abaissa la cote de la Belgique dès la fin de semaine, les taux d’intérêt de notre dette grimpèrent immédiatement, et miracle, en une seule petite nuit – celle du samedi de la même semaine ! – les négociateurs trouvaient un accord qu’ils cherchaient depuis des mois. 

Il n’aura donc échappé à personne que les marchés ont dicté la sortie de crise comme en Italie ou en Grèce, mais avec cette nuance que, dans le cas belge, ils l’avaient aussi permise sinon nourrie. En effet, quand l’euro paraissait inoxydable, les Belges purent jouer à se disputer sans qu’il leur en coûte grand-chose, ce qui eût été impossible à l’époque du franc. L’euro en capilotade, l’aire de jeu se réduisit d’autant, et la crise politique mise au frigo dans l’attente de jours meilleurs. Personne ne doute en effet que le jeu reprendra dès que les marqueurs financiers retourneront au vert. Les fantasmes nationalistes sont en délicatesse avec l’économie.

Cette comédie sans texte ni metteur en scène, jouée en plus par des acteurs égarés, a été propice à nous faire apercevoir combien ce que Lacan disait en 1970 est plus que jamais d’une brûlante actualité voire nous précède encore puisque nous ne l’entendons que maintenant. Antonio di Ciaccia avait déjà relevé dans LQ (n° 87 du 12 novembre 2011) cette remarque de Lacan (Séminaire Livre XVII, l’Envers de la psychanalyse, p. 93) selon laquelle l’économie organise le champ de la jouissance contemporaine. La raison en est simple : le plus-de-jouir s’est transformé à l’ère capitaliste en plus-value, et celle-ci ne connaît pas d’autre loi que celle de son expansion ad infinitum. La jouissance circule aujourd’hui sous forme d’argent, laquelle fascine d’autant plus qu’elle est le mémorial de modes de jouir disparus. Le bourgeois moderne ne caresse que la plus-value, mais se rêve en Sade.

L’Italie, pays de l’opéra, nous a ainsi révélé notre petit manège : Il professore (catholique, eurocrate et ancien employé de la banque Goldman-Sachs) a remplacé Il cavaliere. En France, ce fut moins clair puisque DSK a parcouru le chemin inverse – il pouvait jouer sur les deux tableaux, mais  tomba glorieusement sur le front du plus-de-jouir. Vous verrez d’ailleurs que dans quelques années, il sera décoré.

La Belgique a encore pu choisir elle-même son gouvernement, et s’est distinguée en se donnant avec Elio Di Rupo un nouveau Premier Ministre hautement improbable. En effet, ce fils d’immigré italien (de ceux que l’État italien vendit littéralement comme main d’œuvre –c’est-à-dire comme esclaves puisqu’ils n’eurent d’autres choix que de contracter la silicose dans nos mines –, contre du charbon dans l’immédiat après-guerre), ne parle pas la langue de la majorité (flamande) de la population  belge. La chose est sans pourquoi, Elio parle français (mais il gagnerait à se plonger plus souvent dans notre Grevisse national), et italien (qu’en pense Antonio Di Ciaccia?), mais ne fait que comprendre la langue de Vondel (nom poétique du flamand) sans oser la parler ! Aurait-il honte de ses fautes ? Connaissant le personnage, on en doute fort. Cela dit, les journalistes flamands s’en gaussent en considérant que les rares fois où il s’y risque, il ne donne que les mots laissant à ses interlocuteurs le soin de faire les phrases ! Elio serait-il lacanien sans le savoir en conférant au récepteur de décider du sens du message ?

Ce n’est pas très grave, et quand on veut que les choses s’arrangent, il n’y a plus que les mathématiques pour ne pas s’en laisser compter. C’est ainsi que les libéraux flamands (droite style UMP Hauts de Seine) après s’être montrés intraitables, dirent qu’Elio représentait rien moins que l’American dream à la belge ! La Belgique est un pays vraiment formidable qui réussit à être à la fois l’avenir de la France, et l’Amérique en Europe.

Elio est donc le parfait hybride, témoignant depuis de longues années de la grande caractéristique de l’espèce : la vigueur (Voir Jam, Le neveu de Lacan, p. 240. À l’ère de la plus-value, ce n’est pas que tout fout le camp, mais que l’avenir est à ceux qui ne ressemblent à personne.

Publié dans le N°106 de Lacan Quotidien


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