« C’est calice de délice » Sur Christian Prigent par Hervé Castanet

 

 Publié dans le N°117 de Lacan Quotidien

« Dire est autre chose que parler. L’analysant parle. Il fait de la poésie.

Il fait de la poésie quand il y arrive, c’est peu fréquent »

Jacques Lacan, Le moment de conclure, séance du 20-12-1977 (inédite).

 En 2010, Christian Prigent publie, chez P.O.L, son éditeur depuis 1989, Météo des plages*. C’est un roman en vers : « Soit une journée à la plage, du “petit-lever” au “nocturne” final, en passant par “pique-nique” et “petit quatre-heures” ». Des personnages passent […] Des événements ont lieu […] C’est donc du roman […] » La forme attendue n’est pas la prose mais le vers : « Ces vers sont métrés […], rimés […] et distribués en quelques centaines de quatrains. » (4° de couverture) La forme voulue : le vers, détonne donc avec le genre littéraire choisi : le roman. Allons-nous parler des personnages ou des événements ? Non. Des lieux ? Non plus. Des dialogues ? Toujours pas. Il est de bon ton que le commentateur se tienne à distance du texte pour préférer y recenser les opérations formelles et logiques à l’œuvre. Refuser la psychologie du texte (et de l’auteur et du lecteur), surtout romanesque, fut un des grands acquis du structuralisme appliqué à la littérature. Oublions la psychologie qui n’a jamais rien apporté à l’étude des textes comme Lacan le martèle en des phrases définitives dans « Lituraterre » en 1971 : « Pour la psychanalyse, qu’elle soit appendue à l’Œdipe, ne la qualifie en rien pour s’y retrouver dans le texte de Sophocle. L’évocation par Freud d’un texte de Dostoïevski ne suffit pas pour dire que la critique des textes, chasse jusqu’ici gardée du discours universitaire, ait reçu de la psychanalyse plus d’air. » Il ajoute, radical : « Loin en tout cas de me commettre en ce frotti-frotta littéraire dont se dénote le psychanalyste en mal d’invention, j’y dénonce la tentative immanquable à démontrer l’inégalité de sa pratique à motiver le moindre jugement littéraire. » Et pourtant en lisant ce roman en vers, un affect a surgi. Refusons la psychologie qui pourrait s’en déduire au profit d’une autre direction : isolons cet affect et faisons-en l’indice d’un réel rencontré. Oui, rencontré à la lecture ! Ce qui se dit : la lecture de ces vers-là de Prigent produit un affect chez son lecteur qui en fait index d’un réel. Il s’en déduit une question orientée par la psychanalyse : quel est ce réel ? C’est la seule question qui vaille mais elle a un préalable : quel est l’affect engagé chez le lecteur ?

Un lecteur n’est pas qu’une fiction grammaticale, il est corps vivant. C’est un affect de… gêne qui va l’affecter dans son corps. Probablement le mot gêne est le plus adéquat ! La gêne est un affect mineur, comparée à la colère, à la rage, et évidemment à l’angoisse qui ne trompe pas assurant le surgissement d’un réel. La gêne ne fait pas de bruit ; elle est peu spectaculaire ; il faut un moment pour la repérer ; elle s’insinue et immobilise le corps qui, sur place, s’agace –, elle rend chaque lecture de Christian Prigent, à vrai dire, difficile (ou éprouvante ou pénible ou intolérable). Car, à poursuivre la lecture, la rencontre se reproduit, l’affect est au rendez-vous et le mot de gêne s’impose. Difficile (ou éprouvante ou pénible ou intolérable) désigne une rencontre avec le texte. Celui de gêne indexe l’effet (privé) de cette rencontre. L’effet est mineur (enfin, pas tant que ça…), mais la rencontre, elle, est désignée par des mots forts : difficile, éprouvante, pénible voire intolérable.

Il faut préciser : le lecteur lit les vers formant les quatrains de Météo… ; une rencontre s’annonce ; ce qui s’annonce – qui n’a pas encore vraiment eut lieu mais qui est presque à disposition – lui sera inévitable ; il évite la rencontre, ou mieux : il la limite – comment ? Il cesse la lecture ; il lit mais il oublie (une pensée vient le porter ailleurs) ; il reprend la lecture ; la rencontre itou se dessine ; il recommence le rituel : il oublie, il s’absente, il revient au texte ; l’affect est là – il ne l’a pas vu venir tout occupé à dévier le missile de la rencontre ; il s’est installé comme gêne. Les jeux sont faits. Lecteur ligoté !

Question simple : qu’est-ce qui est évité dans les vers de Prigent ? Le poème conduit le lecteur plus vite que la prose à la série intolérable/évitement/gêne. La prose est son monde – le rythme de la phrase déplie une continuité où la dialectique a ses droits. Le vers coupe, segmente : il est discontinuité et la dialectique se réduit à sa scansion, à sa pointe – elle ne se lit pas. Le vers coupe l’herbe sous le pied – soit le temps de la pensée. La prose est la forme de la pensée – c’est pourquoi, elle est le monde du lecteur. Le vers, lui, est son extime. Il le blesse – il assèche sa pensée.

Voilà la réponse : un traitement des corps, des lieux sexuels, une topographie des entrées et sorties pas sans le cortège des écoulements, bavures et autres sécrétions, s’y déploient. Un premier exemple : « Soleil pareil : il s’écrabouille – elle / Le boit, la mer, ou s’en barbouille / Et bave, lavis, ligne molle. » (p. 20). La gêne est au rendez-vous indexée par le quatrain. Le soleil ne doit pas bouger ; il est chaud, lointain, immuable – définitions triviales qui font le stéréotype ; il ne peut rien lui arriver ; il est intouchable – le stéréotype prend ses aises ; il revient toujours à la même place ; c’est un corps céleste autonome et dont le trajet toujours à l’identique fait image, pour Lacan au début de son enseignement, de ce qu’est le réel. Or si le soleil fout le camp, s’il s’écrabouille et que le résultat est, métaphore orale ([…] elle / Le boit […]) aidant, « bave, lavis, ligne molle », alors une gêne s’installe – « Du mouillé du démesuré un falbala / De confiture (framboise) ; […] » (p. 20).

Chacun l’aura saisi : peu importe le soleil, la mer ou la « […] nouille / (On disait Horizon) […]. » C’est un avant goût. Les corps et le sexuel vont surgir : « feu ! Foutre là ! Enfile os ! Joue ! Fais tes sons ! / Ton ptit jet flou filoche en la trouée bronze » (p. 23). « Des bouts de chairs semés de piquetis de poule – on va / Peut-être pas retrouver le ballon sous ces fines / Lingeries bouillies dans des pipis » (p. 24).

C’est donc une certaine référence au corps vivant que déplient ces vers de Météo des plages : « Là est la prise par où toute chair attache / Ou arrache à la chair. Crache-toi là, crache- / Toi dans le trou épouvantablement fou / Gueux de rouges qui a ému ton mou » (p. 34). Que lire ? Ce n’est pas seulement le corps – ce sont les chairs. Qu’est le corps vivant avant que le voile phallique ne le recouvre, l’agalmatise par la beauté ou tout au moins l’unité reconstituée, remembrée ? Avant le puzzle avec les pièces ressoudées ? Or, Ch. Prigent s’adresse au lecteur – il lui intime une action. Si le propre mou de chacun est ému et s’il est mou dans le trou sans fin – est-ce à ce titre qu’il est « épouvantablement fou » ? – alors le dégonflement phallique est non seulement présent mais la « vulve noire », qui fait (est ?) trou fou, peut regarder celui qui s’approche – « >> Jus d’ambre + jets spermaceti + ondes / … De ce bouillon : toi, débarbouillé d’immonde ? » (p. 106).

Il y a ce texte de Lacan, daté de 1964, qui décrit ce montage surréaliste présentifiant un circuit pulsionnel (la pulsion se passe de l’Autre) : un croupion surgit au milieu de la scène où une douce plume vient chatouiller un ventre de femme et où des fils sont branchés sur une dynamo pour donner le mouvement – au centre de la beauté, le sans nom d’un déchet… et la dame jouit juste par le frôlement de la plume. Ch. Prigent, par ses vers, produit une écriture non pas qui dit (ou décrit) les montages pulsionnels où chairs, signifiants, bouts de corps sont impliqués – mais est agencée comme ces montages pulsionnels. Les mots sont. En lisant ces vers, l’insupportable du sexuel et de la pulsion, le voile phallique systématiquement troué ou déchiré ou annulé, se rencontre dans les vers eux-mêmes.

On ne sait pas ce qu’est un corps vivant sinon que cela se jouit (toujours Lacan – ici dans R.S.I.) et que cette jouissance justement est sans image. Météo des plages est aussi (pas seulement bien entendu) cette histoire des circuits, branchements, débranchements, tumescences et débandades, secrétions et… où le corps jouit (tout seul ?). Oui, un roman de l’Un tout seul où se démontre que la jouissance est toujours celle du corps propre. Mais, dans Météo des plages, sans l’âme (« identité supposée » du corps comme dit Lacan dans Encore), sans le phallus, sans l’amour. Un roman du sexuel qui se passe de l’Autre. Le lecteur est affronté à ceci: qu’il est fait témoin de ces lieux qui ne sont que branchements- débranchements-écoulements vidés de toute subjectivité. Cette convocation du lecteur à lire ces vers, aussitôt le récuse. L’affect rencontré de gêne est alors moins obscur. Il est la réponse discrète à cet illisible du sexuel qui troue la fiction (toute fiction).

*Christian Prigent, Météo des plages – Roman en vers, P.O.L, Paris, 2010.

Christian Prigent est né en Bretagne en 1945. Professeur de lettres dans l’enseignement secondaire de 1967 à 2005, il est par ailleurs Docteur ès lettres (Thèse sur La poétique de Francis Ponge). Après des séjours à Rome (1978-1980) et Berlin (1985-1991), il vit actuellement en Bretagne. Il a fondé en 1969 et dirigé jusqu’en 1993 la revue et la collection TXT. Il collabore à de nombreuses revues en France et à l’étranger et publie, essentiellement chez P.O.L, des ouvrages de poésie, de fiction et des essais littéraires. Il donne régulièrement des lectures publiques de son travail. Des entretiens entre Christian Prigent et Hervé Castanet ont été publiés chez Cadex, en 2004, sous le titre : Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas.

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