Note sur le « Prince moderne » de Blandine Kriegel par Éric Laurent

( Publié dans le N°113 de Lacan Quotidien)

1- La politique selon la psychanalyse a pour ressort l’identification comme le mettait en exergue Jacques-Alain Miller dans un article d’orientation sur cette question. Elle est au centre du projet de Blandine Kriegel, dont témoigne magnifiquement son dernier livre, qui nous fait faire le voyage de Hollande et nous fait remonter à l’aube du commencement de la République d’Etat, chaînon manquant entre la République de cité et l’Etat démocratique contemporain. Elle y accomplit en acte son programme qui inclut la réhabilitation partielle de la biographie et de  « l’histoire bataille ». La politique a besoin de noms. Ils sont irréductibles. Elle a aussi besoin de chair, pour faire apparaître le moment imprévisible, où se produit sous nos yeux la décision politique comme telle.

Ce maître livre aide sûrement à rendre un Hollandais plus amoureux du discours de la Hollande, comme il aide le lecteur français à se sentir plus francophile étant donné la contribution française à ce moment d’incarnation anti-despotique. Ce livre permet de lutter contre les entreprises de « destruction de l’histoire du peuple français » comme les nomme Jacques-Alain Miller, qui procèdent par généralisations creuses, et oubli de la question posée par la Révolution française pour penser sans conflit. La France y est devenue méconnaissable, note-t-il. Dans le voyage qui nous est offert avec une maîtrise consommée, au cœur des politiques internationales qui entourent les guerres de la Hollande contre l’Empire espagnol, au milieu du bruit, de la fureur, et des malheurs des temps, on voit s’élaborer la théorie de la « vindiciae contra tyranos » (revanches contre les tyrans) et le « Droit des magistrats sur leurs sujets », avancée transmissible du droit des libertés. Du savoir s’élabore et se transmet. Cependant, ne faut-il pas d’abord produire de l’identification ? N’est-elle pas première logiquement ?

2. -L’instabilité du régime républicain en France, toujours enclin à retomber dans un régime impérial ou despotique, a été caractérisée par Blandine Kriegel, dans son œuvre, comme une « République indécise ». La cause en est, selon elle, la « défaite de l’érudition » qui a marqué l’affranchissement du principe de ‘souveraineté’ venue de Bodin, de l’épaisseur du droit et de la jurisprudence pour céder au vertige de la volonté. Le S1, le signifiant maître s’est alors émancipé du savoir, du S2. C’est cette échappée qui l’a rendu fou. L’ancrage du S1 dans le S2 est-il une garantie suffisante ? N’y a-t-il pas, en chacun des termes, une instabilité propre qui objecte à cette garantie ?

3- La Loi elle-même n’est pas un terme simple. Comme le note bien Alexandre Adler, dans l’étonnante préface à Querelles françaises, livre d’entretiens de Blandine  Kriegel avec Alexis Lacroix, il y a « conflit au cœur même de la loi, perceptible d’ailleurs très clairement dans la différence de conceptualisation entre loi comme norme et loi comme décision dans le monde allemand (Hans Kelsen, Carl Schmitt) ». Il les renvoie d’ailleurs dos à dos du point de vue de la philosophie politique de Blandine Kriegel. On connaît l’affranchissement des normes du décisionnisme schmittien, mais Kelsen lui-même « ne voulait-il pas déblayer conceptuellement les ultimes obstacles juridiques à l’exercice de la volonté populaire par les masses socialistes, quand il préparait à son insu l’argumentaire d’une toute autre dictature que celle du prolétariat ? » A cette subjectivité affranchie de tout, tentée par son « auto-affirmation », « Selbstentstehung », s’oppose « la loi naturelle qu’invoque le libéralisme anglo-saxon et hollandais depuis l’Age classique ».

Ne pourrait-on pas, d’un autre point de vue, séparer Kelsen et Carl Schmitt ? Kelsen a été sensible à la problématique freudienne de Massenpsychologie [1921]. Il a écrit à Freud pour lui marquer son désaccord devant la problématique freudienne du Chef, faisant l’impasse sur l’Etat comme source de droit. Une conversation s’est déroulée en 1922 entre les deux hommes et elle a abouti à un article de Kelsen publié en 1923 dans Imago. La volonté de ne pas poser explicitement la question du Prince chez Kelsen n’a-t-elle pas permis le rêve de la construction européenne par une bureaucratie faisant tout pour qu’il n’en soit pas question ? L’Europe des normes qui tiennent apparemment toutes seules, fondues dans le modèle ordo-libéral allemand, ne s’autorise-t-il pas d’une certaine façon de Kelsen pour ne pas poser la question du Prince moderne ?

4- L’instabilité n’est pas seulement du côté de la Loi, elle est aussi du côté du signifiant maître. Lorsque Max Weber démonte les ressorts de la fonction de commandement légitime, il en distingue trois formes, et trois seulement : le commandement selon la tradition, selon la raison, et selon le charisme. La bureaucratie s’accommode du commandement rationnel, la monarchie fournit le commandement traditionnel. L’Allemagne d’après la défaite de 1918 ne manque ni de l’un, ni de l’autre. C’est pourquoi, en vue de la reconstruction de l’Allemagne, Max Weber est pour un parlementarisme qui s’accompagnerait d’un chef charismatique. Il l’appelle de ses vœux et y croit. Il faut lire la conversation de 1919 entre Weber et Ludendorff, rapportée par sa femme, Marianne Weber. Avant sa mort, en 1921, Weber aura juste le temps de mettre son projet par écrit. Si nous le rapprochons de la Massenpsychologie freudienne, écrite pratiquement en même temps, la différence porte sur la place et la fonction du charisme. En voir la nécessité est une chose ; la penser comme remède est autre chose ; ne pas en apercevoir l’horrible fondement est un aveuglement. C’est là que se situe la lucidité freudienne. Le fondement du signifiant maître réside dans une distribution aliénée des jouissances.

Le point commun entre le discours du droit et la psychanalyse est bien cette question de la jouissance. Ce fut la thèse de Lacan tenant son Séminaire dans la Faculté de droit. Ne pourrait-on dire que le Droit tente de fixer cette distribution sans reste, alors que la Psychanalyse soutient cet horizon comme impossible ?

5- Enfin, cette instabilité est du côté du sujet. Blandine Kriegel a évoqué devant nous sa méfiance à l’égard du sujet légué par Kant à la philosophie politique allemande, à travers l’école néo-kantienne. Alexandre Adler avait repris cette méfiance  envers « une philosophie du sujet, qui rompant avec l’Age classique, […] rompt avec cette généalogie Spinoza-Leibniz […] Certes, la pratique de l’entendement kantien demeure régie par un logicisme tacite, comme par une médiation constante des limites intrinsèques imposées à la connaissance qui sont autant de barrières ultimes au couronnement romantique du sujet […] tout cela pour aboutir au sacre de la raison, affranchie des contraintes empiriques du réel. Le sujet, abstraitement dégagé de la substance, assure de plus en plus la figure décisionniste de l’arbitraire »

N’est-ce pas le même souci qui anime Lacan dans son ‘Kant avec Sade’ : ne pas penser un sujet séparé de la substance jouissante ? Le jardin à la française de Lacan ramène le sujet kantien dans les voies du fantasme. N’est-ce pas nécessaire pour préserver de la politique du rêve ? Le maître, le Prince, doit toucher à ce fondement. Sinon il se propose seulement pour faire rêver, pour soutenir de vagues et grands desseins. Le coup de fouet en retour est une étrange paralysie qui saisit mandataires et mandatés dans nos démocraties parlementaires. Les mandatés ne savent plus très bien les décisions à prendre ni les mandataires à qui déléguer leurs mandats, sur le fond d’un fantasme de recours à l’homme providentiel, caché. C’est aussi ce dont nous garde la réflexion sur le Prince moderne.

Cette Note sur le Prince caché fut préparée par Éric Laurent à l’occasion de la Conversation* avec Blandine Kriegel, « Du Prince Moderne, de Guillaume d’Orange à Nicolas Sarkosy » qui s’est déroulée le 3 décembre dernier, à l’initiative de l’École de la Cause freudienne à l’occasion de la sortie aux PUF de « La République et le Prince moderne. 

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