Il était une foi dans la littérature… par Nathalie Georges

Thierry Laget, La lanterne d’Aristote, Paris, Gallimard, 2011, 320 p., 19 €.

(Publié dans le N°113 de Lacan Quotidien).

 La comtesse sortit…

   Cela commence par une phrase, une seule – forcément : si elle nous dit que c’est bien le cas qu’Azélie – ainsi se prénomme la comtesse – est sortie à 9 heures, l’inflexion porte sur le fait que celle-ci, avant de sortir à 9 heures, « m’a confié la garde du château ». Ainsi Azélie, le narrateur et le château, d’une part, le temps, le lieu et l’action, d’autre part, se sont-ils noués. L’art sera de monopoliser ce que la langue recèle de savoureuse sapience pour tirer sur ces cordes et les faire vibrer, à dessein. Quel est donc le dessein de Thierry Laget (1959, Clermont-Ferrand – …), romancier ? La littérature nous enseigne-t-elle quelque chose, s’il est vrai qu’« il n’y a d’enseignement que mathématique, [et que] le reste est plaisanterie (1) »?

Le passe-muraille

   S’il y a un monde entre l’homme et la femme, et un mur entre l’homme et le monde, au dire de Lacan citant Antoine Tudal, ce qu’il y a entre le parlêtre et le livre n’avait jamais été ainsi cartographié. Le mot de cartographie n’est pas juste, d’ailleurs ; il s’agit bien plutôt d’une topologie qui prend son essor dans ce livre rayonnant à la flamme de la lanterne mystérieuse, qui vacille dans le titre du roman et dont la définition, livrée aux deux tiers de l’ouvrage, augmentera encore l’aura de ténèbre (2). La machinerie, formidable, découvre un à un ses rouages. Simples et robustes au départ, ils vont se démultiplier, s’ajointer à d’autres dans un espace piranésien et démolir bientôt toute perspective, nous enfermant dans le château qui, comme le catalogue des catalogues qui se contiennent eux-mêmes ou pas, s’ensevelit peu à peu dans sa propre bibliothèque, tandis que se précise l’hémorragie dont celle-ci est victime – le Narrateur tenant pour sien le fantôme – clin d’œil en passant à Jacques Bonnet (3) – qu’il poursuit en responsabilité de ce forfait.

   Savante et ironique comme celle d’un conte de Borges, ladite machinerie, ourdie par une érudition amoureuse, n’en est que plus souple et vivace comme la source à laquelle l’écriture s’abreuve, dont les linéaments engendrent sous nos yeux captifs de leurs charmes diffus, des personnages à profusion, si décidés à se substituer à la réalité plate et commune qu’on en oublie de se pincer – se pincerait-on, d’ailleurs, qu’on n’en serait pas protégé pour autant, car cela aussi, le songe sait le contrefaire (4) – et qu’on se prend à ce rêve pour ce que, traitant et retraitant les mystères premiers et derniers de notre existence et tour à tour obscur et lucide, il nous y suspend et nous y arraisonne, sur la ligne de fracture en éventail qu’est devenu l’horizon de notre époque : un simple livre ouvert, offrant ses prophéties facétieuses à notre cécité ordinaire.

Faut-il qu’un livre soit ouvert ou fermé ?

   Ce livre, rare, vaut d’être ouvert et lu ligne à ligne, parce que les bonheurs qu’il recèle, taillés comme des pierres semées dans le grand naufrage hétéroclite, matière de notre temps, sont articulés à une construction rigoureuse.

   Comme dans L’occasion fugitive (Béatrice Commengé lq n°84), les deux principaux protagonistes se seront rencontrés à table, lors d’un dîner offert à des convives anonymes pour la plupart, et y auront inventé leur dialogue à l’écart au risque d’offenser la conversation générale, jusqu’à ce que le narrateur – qualité qui n’indique pas la moindre de ses filiations – s’y engouffre sous la guise d’un fantôme, pour mieux croquer les commensaux un par un, avec la cruauté jubilatoire de celui que la langue possède et qui le lui rend bien en s’ébrouant en elle (5).

   Cela ne cessera plus, tout y passera, broyé par chaque nuit qui tombe. Des paysages, des musiques, des figures, des ruses et des morts en abyme ne cesseront de croître et de multiplier, au rythme de ces portes qui grincent comme la musique des sphères avant de rouler dans un silence huilé et cotonneux, encore plus inquiétant.

   Mariages empêchés, destins entrechoqués et crimes réussis ou manqués étalonnés par la course des hasards, de regards suspendus en caresses perdues en conjecture un tableau de notre époque se peint, en grand bazar sur fond d’absurdité rapace, rehaussé par un désir d’envelopper ce matériau hétéroclite dans un phrasé juste pour dire ce qui peut l’être et surtout loger cela et le reste, des fragments les plus denses aux plus insignifiants, dans le lit de ce fleuve amour, source mignonne, puis torrent tempétueux, puis rivière puis fleuve chargé d’affluents, charriant des mots, toujours des mots jusqu’à cet estuaire, delta plutôt, mais non, regardez, fermez les yeux, n’est-ce pas un nouvel Alphée remontant son propre cours « aux bords prochains » ?

   Une fois le livre refermé – lanterne soufflée, jaquettes rabattues – les pierres, ombres de tous les livres qui ne sont jamais que les abris des mots, lui tiendront lieu d’avenir, celui-ci étant le nom de la seule denrée qui vaille pour nous retenir avant le gouffre, quand même nous ne pouvons plus ignorer que notre fascination pour la poudre d’oubli finira par nous engloutir. Seul éphémère survivant, produit au terme de trois années de labeur : le catalogue, alias le bibliothécaire, si l’on en croit l’exemple de la bibliothèque des Borromées.

« Le reploiement vierge du livre, encore… (6)», ou l’ombilic du livre

   Touts façonnés, brochés ou reliés, les livres s’ouvrent donc et se referment, sur leurs secrets que les amoureux déchiffrent comme une femme qui se refuse, succombant au plaisir de supposer un code dans l’œuvre de chair érigée en personnage aspirant à l’existence et heureux d’irriguer de sa silhouette désormais incomparable, fût-elle secondaire, un livre de plus, celui-là qui nous distille le manque qui nous manquait avant que nous ne nous y aventurions.

   Borgésien, proustien, Saint-simonien et simenonien à la fois, Thierry Laget est cette araignée qui nous emprisonne entre ses pages, pour notre joie coupable.

Portrait de l’artiste en samovar

   « Il faut quand même distinguer le sens et le bouquin », jacule Lacan dans son Séminaire (7). La lanterne d’Aristote vient à l’aplomb de ce dire, étant un lieu, un théâtre qui génère des lieux et des théâtres, et dont le sens n’est rien, sinon l’attente forée par le guet du prédateur possédé qui s’est libéré des séductions de la lettre et se voue à en fomenter une guise nouvelle dans la forgerie des mots : l’auteur.

   Accessoire remarqué au théâtre (8) dans l’enfance du narrateur enchanté par Tchekhov, et marquant pour lui la place de la constante présence presque invisible, le samovar fait retour à l’une des fins de ce roman – delta, vous dis-je – comme un de ces gants tombés de la main d’une visiteuse qui fait dire à Novalis que non, le rêveur n’a pas rêvé (9) – transfiguré en cadeau de cette correspondante russe, multiple et une qui, cherchant un époux sur internet, a croisé le destin du narrateur. Déballé, de bel argent scintillant, scruté dans chacun des détails de sa fabrication prouvant la noblesse de son origine, le samovar révèle aux yeux avisés d’Azélie qu’il comporte, gravée sur son flanc, une devise. Que je ne vous dirai pas, car le temps est proche où vous allez vous offrir ce roman, puisque « Ce qui n’a pas été dit n’existe pas [et que] ce qui n’est pas raconté n’est pas advenu (10)».

 L’âne

Que dire de plus, sinon que pendant ce temps, Balaam – puisque tel est, de père en fils, le nom de l’âne ainsi élevé à la dignité d’un personnage (en cachant un autre) – veillait ? Que ne pas dire de ce pèreenfils, qui soudain fait exploser la catégorie du roman et se volatiliser la bibliothèque, même, revisitant le mythe par excellence, pour accéder à la comédie de mœurs et d’amour, en passant par le double meurtre fatidique ?

   « […] car il est des choses dont nous ne prenons vraiment conscience qu’au passé (et c’est pourquoi le roman, dont c’est le temps préféré, est souvent plus éloquent que la réalité)(11) ».

Notes :

(1) Jacques Lacan, Le Séminaire, livre xix, … ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 27.

(2) Cf. p. 210.

(3) Jacques Bonnet, Des bibliothèques pleines de fantômes, Paris, Denoël, 2008.

(4) Cf. p. 269.

(5) Cf., p. 36.

(6) Stéphane Mallarmé, « Quant au livre », OC, Paris, Gallimard. [1945], Bibliothèque de la Pléiade, p. 381.

(7) Jacques Lacan, Le Séminaire, livre xix, … ou pire, op. cit., p. 28.

(8) Cf., p. 21.

(9) Cf., p. 281.

(10) Cf., p. 42.

(11) Cf., p. 33.

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