LA ROSE DES LIVRES
Décrire, dit-il par Nathalie Georges-Lambrichs
Mireille Calle-Gruber, Claude Simon, l’inlassable réancrage du vécu, Paris, La Différence, 2011, 13 €
“On a recensé 367 démonstrations du théorème de Pythagore”, écrit-il dans Le Jardin des Plantes ».
C’est la page 57 qui m’a décidée : il n’y a pas tant d’écrivains qui laissent venir sous leur plume les lettres qui forment le nom de Lacan. Mais j’étais déjà prise, dans la vivacité de l’entretien qui compose la moitié de ce petit livre dense (il y a aussi des photographies, et des entretiens datant des années 80), où tandis que je sautais de perle en perle, je n’ai plus eu d’autre choix que de rechercher et racheter les livres oubliés. Et là, de La route des Flandres à L’acacia, en passant par Tramway, résistant autant à l’immersion totale – trop tard – qu’à l’arrêt sur image – on n’avancerait pas – pour consentir à cette écriture qui sécrète le réel qu’elle épouse en le ravinant pour mieux en obscurcir les contours, et ne cesse plus de faire des trous bien calibrés dans le voile de la mariée.
Plus on écrit plus on a de souvenirs
Il y a une intrigue, calculée, savante, il y a une histoire, des fils, des liens, il y a des figures, qui tissent, lient et représentent, mais quoi ? Cette écriture de voyant qui trace des lignes dans le matériau dont elle est faite, elle n’est pas de fiction. Du coup, on ne saurait la qualifier, car elle devient ce qu’elle évoque et traite : la guerre (ce mot), lancinante, qu’elle ramène avec elle de livre en livre, elle ne la rend en aucune façon racontable, mais seulement, plus inoubliable qu’elle ne l’était – La Route…, L’acacia. Si un affect est là, constant, c’est la curiosité, qui passée au crible de l’exigence tel qu’elle irradie les moindres interstices du dit et du tu, ne vous fait grâce d’aucun des degrés qui s’échelonnent du gel à l’incandescence et déferle en vagues successives, régulières, de plus en plus inouïes ; car cette écriture fait du bris de la répétition sa ressource la plus vive, ne cessant pas de la consommer pour accumuler du jamais vu, de la mémoire vive.
De quelle source coule ce dialogue ?
Claude Simon se montre en proie à ce qu’il appelle ses « motifs » (p.62) : « je ne cherche pas si loin : j’écris tout bêtement comme je peux » (Ibid.) nulle affèterie quand il répond à la question de ce qu’est pour lui écrire en empruntant à Beckett sa réponse : « bon qu’à ça ». La littérature, en retard sur la peinture (plus parlante, dit-il p. 73) continue à nous travailler après que nous avons refermé les livres, semblable en ce point à l’analyse, elle ne nous donne pas quitus.
“Parce que, écoutez-moi : en fait de spécimens humains, tout défile ici, vous pouvez me croire, et en ce qui concerne les mobiles auxquels obéissent les gens, si j’ai appris quelque chose pendant les vingt ans que j’ai passés dans cette étude, c’est ceci : qu’il n’en existe qu’un seul et unique : l’intérêt. Et alors, voilà ce que je dis…”
« Et tandis que le notaire me parlait, se relançait encore – peut-être pour la dixième fois – sur cette histoire (ou du moins ce qu’il en savait) […] » … j’arrête ici la citation, extraite de la page 9 du roman intitulé Le vent (éditions de minuit 1957), car la phrase qui prend là son envol et va s’enfler imperceptiblement jusqu’à générer son régime et son souffle ne trouvera son point d’orgue qu’en haut de la page 13.
Et maintenant, que le lecteur s’autorise de ce petit livre pour visiter Claude Simon son œuvre, i.e. sa vie, c’est sûrement le désir de Mireille Calle-Gruber, que je n’ai fait ici que relayer.
Publié dans le N° 110 de Lacan Quotidien
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