Que nous apprend le succès du film Intouchables sur l’hypermodernité par Armelle Gaydon

  « Intouchables », le film phénomène. Deux millions de spectateurs la première semaine, puis trois, huit, quinze – et vingt millions attendus.

Les spectateurs sortent « ravis ». Mais… par quoi ? Une telle affluence donne à penser que quelque chose précipite les spectateurs dans les salles – qui relève non pas des qualités artistiques du film, au demeurant très astucieusement fait – mais d’un mouvement pulsionnel, actionnant des ressorts secrets, qui attrapent et hypnotisent. A terme, tous les Français devraient l’avoir vu. Mais par quoi sont-ils ainsi agrégés ?

Quelle est cette main invisible qui les massifie, dissout les particularités, les happe. Intouchables est intéressant de ce point de vue : il actionne chez chacun un petit quelque chose, que Lacan appelle le « plus-de-jouir », un «  petit bout » qui peut être « presque rien » – mais qui, prévient-il, présente « un pouvoir de commandement immensément plus grand que la force, l’idéal et l’idéologie (1)». Ce plus-de-jouir, parce qu’il a pour propriété de dissoudre les particularités, s’il polarise les foules, les fait entrer dans une logique où par définition, règne l’illimité.

C’est ce que vérifie l’étonnant succès d’Intouchables.

Lacan a montré que le discours ambiant s’est transformé sous l’influence de l’essor du capitalisme. Désormais sans tabou ni limite – sans point d’arrêt -, la finalité du discours dominant est d’orienter les activités humaines vers la production en série de ce « plus-de-jouir », de ce petit quelque chose « qui nous presse », dit Lacan (2). Cette production s’effectue avec l’appui de la science – qui prend aujourd’hui la forme du discours de l’expertise. Même les discours entrent dans cette logique de marché : tous s’équivalent. Si tous les discours se valent, que devient la vérité ? Le rapport à la vérité est touché. Eclairons ce point avec le film.

 1. Intouchables : effacer l’injustice, la culpabilité, le déplaisir

Qu’est-ce que le film obtient ?

Premièrement, comme un seul homme, une immense foule se rend au cinéma. Que disent les spectateurs en sortant ? Ils parlent de rire et d’émotion – traduisez : plus-de-jouir : la satisfaction est au rendez-vous. Le bouche-à-oreille fonctionne. Ce qui différenciait les spectateurs s’abolit. Une foule s’agrège.

Deuxièmement, on a l’idée que la vérité n’est pas ici ce que le spectateur recherche. Le film « ménage la chèvre du respect et le chou du racisme (3)» en associant, pour former un duo comique, un riche tétraplégique (François Cluzet) qui recrute à son service un mauvais garçon de banlieue, de surcroît noir et pauvre (Omar Sy). L’aveugle et le paralytique accèdent au box-office, vivent ensemble comme au Paradis. La lutte des classes est reléguée au rayon « préhistorique ». Exit la souffrance liée aux inégalités, à la maladie, au fait que l’un devienne le larbin de l’autre. Comme le notait un blogueur, « c’est aussi chouette que de gagner à l’Euromillion  (une chance sur soixante million de combinaisons) ! ».

Comment comprendre cela ?

Dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant (4)», Lacan estimait que nous allions avoir affaire, de plus en plus, « aussi loin que s’étendra notre univers », et « toujours de façon plus pressante : à la ségrégation ». Il se demande, dans ce texte, « comment faire pour que les masses humaines demeurent séparées ». Voici le passage : « Les hommes s’engagent dans un temps qu’on appelle planétaire » ( la mondialisation) … A l’ancien ordre social « se substitue quelque chose qui n’a pas du tout le même sens et dont la question est la suivante : comment faire pour que les masses humaines (…) demeurent séparées ».

On a ici l’idée qu’une foule présente un élément de menace, engendrant des réflexes d’exclusion, des risques spécifiques étant à craindre de cette entrée dans un universel indifférencié (5).

Pour que « les masses demeurent séparées », ou pour qu’un sujet compte pour Un séparé des Autres, il doit pouvoir s’excepter. Intouchables met en scène ce qui se passe lorsque les êtres ne sont plus séparés. Le ressort profond du film, c’est d’effacer « la culpabilité qui selon Freud, naît de l’injustice fondamentale liée à la condition humaine (6)» en supprimant les barrières entre les protagonistes. Comment le film efface-t-il les barrières ? Il imagine qu’un riche/un pauvre, un blanc/un noir, un connaisseur d’Opéra/un amateur de musique populaire, traditionnellement opposés, ne le seraient plus et pourraient même vivre ensemble et s’aimer en riant du matin au soir. C’est une comédie. Elle procure le plaisir d’effacer l’inégalité foncière entre les hommes. Evidemment, pour cela, il lui faut nier, exclure, ce qui les différencie et donc les oppose. Légère comme une bulle, elle se présente comme une utopie, faisant promesse d’évacuer tout déplaisir. Exemple : même lorsque François Cluzet, paralysé, croit mourir d’étouffement sur son lit de souffrances, il ne fait jamais peur. De même, jamais il ne dégoûte, même quand sont évoqués les lavements que lui administre quotidiennement Omar Sy. En alternant rire et pauses lacrymales, le film, sous couvert d’avoir le courage de parler du handicap, en donne une version qui clôt tout débat.

Comme le notait férocement Libération, il ne questionne ni ne conteste les déséquilibres de l’ordre social. Au contraire, le message est qu’« [il s’agit] de s’assujettir à un ordre social injuste […], d’apprendre aux pauvres la soumission à un monde devenu de plus en plus inégalitaire (7)». Ce message, bien enfoui sous le plus-de-jouir, est refilé au public en lousdé, sous le manteau.

 2. La crise de la dette : « il n’existe aucun x qui n’accédera pas au crédit » 

Prenons un autre exemple dans l’actualité « chaude » : celui de la crise économique. La crise des « subprimes » a en commun avec le film de Toledano et Nakache d’effacer l’injustice et la culpabilité. Cette crise est, comme chacun sait, une crise de la dette, dont Pierre-Gilles Guéguen avait offert une analyse percutante à Lacan Quotidien (8). Ainsi que l’a dégagé le Professeur Massimo Amato, de l’Université Bocconi de Milan, les marchés financiers ont cru à l’utopie d’un possible accès de tous au crédit, qui a fait sauter la barrière qui séparait jusqu’alors débiteurs et créditeurs. Faute de cette limite, de cette tension entre eux qui les séparaient, débiteurs et créditeurs se sont transformés en alliés – soudain situés du même côté de la barrière.

Or, sans ce lien, sans cette domination organisée par l’opposition signifiante qui lie prêteur et emprunteur –  et qui impliquait l’obligation de rembourser – le signifiant « dette » perd son sens et n’engage plus. « Ainsi les financiers ont-ils touché à une racine du symbolique », en tant que le discours est un lien social « qui oblige » – mais « qui ne vaut pas pour tous », notait P.-G. Guéguen.

Dit autrement, abolir la barrière qui sépare débiteurs et créditeurs fait entrer dans une logique métonymique qui ouvre la voie non seulement à l’accès de tous au crédit (universel), mais aussi à un endettement illimité, avec des dettes qu’il n’y aurait plus d’obligation de rembourser. L’identification de chacun à son rôle (de prêteur, d’emprunteur) est touchée. Jouir du crédit sans entrave est devenu l’obsession. Le plus-de-jouir est libéré. On entre dans l’illimité de la jouissance.

En d’autres termes, lorsqu’il n’existe plus « un x qui dit non », plus rien ne vient faire limite. Dans la théorie des ensembles, pour faire exister un ensemble fermé, un élément au moins doit faire exception, se singulariser. Ce « x qui dit non », qui s’excepte, permet de constituer un ensemble fermé, évite la massification, « maintient les masses séparées ». Il crée une limite tout en instaurant un lien entre les éléments inclus dans le même ensemble.

Par définition, les utopies et les catégories collectives évoquées plus haut ne peuvent articuler la singularité du sujet. La psychanalyse pose en axiome que ce qui est exclu dans le symbolique fait retour dans le réel (par exemple les problèmes de société que nous refusons collectivement de traiter, ou les populations que nous excluons). Il y a donc une pression forte pour que la singularité des hommes, négligée par le discours universalisant de l’époque, fasse retour dans le Réel. Et elle le fait, sous la forme du plus-de-jouir qui se présente comme fascinant, impérieux, inévitable.

Comment cela se traduit-il ?

Dans son Massenpsychologie, Freud avait bien repéré ce qui agrège les foules, les fait cristalliser. Chez Freud, une identification collective à partir d’un idéal commun assure cette cohésion qui paralyse l’esprit critique et place le sujet dans une position fascinée, proche de l’hypnose. Dans le Séminaire XVIII, Lacan fait valoir que cet effet s’obtient moins par une identification à l’idéal que par une identification à l’objet pulsionnel – à ce « petit bout » de « plus-value » qui, dit-il, peut être « presque rien (9) » mais dont l’ascendant est extraordinaire.

« Ce plus-de-jouir qui vous presse, c’est à ce niveau-là… que vous pouvez être emmenés à peu près n’importe où, conduits par le bout du nez (…), rangés bien serrés les uns contre les autres (10)».

Vous croyez que le maître moderne règne par la force ? Erreur. Il règne au moyen de cette identification camouflée, secrète qui polarise les foules (rendue possible par le manque fondamental du sujet, qui l’oriente vers l’objet plus-de-jouir).

Prenons un troisième exemple : celui de l’enfant dit surdoué.  (…)

 La suite de l’analyse par Armelle Gaydon de l’hypermodernité sera publiée dans Lacan Quotidienn°110.

 Notes :

(1) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, « …ou pire », Paris, Seuil, 2011, p. 30.

(2) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, Op.cit, p. 48.

(3) Thierry de Cabarrus , ‘’Intouchables’’: pourquoi je déteste ce film et son succès », « Le plus », blog du Nouvel Obs, 30 novembre 2011, consultable en ligne (novembre 2011 sur leplus.nouvelobs.com

(4) Jacques Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris : Seuil, 2001, p. 362-363.

(5) Ibid,  p. 369.

(6) Pierre-Gilles Gueguen, « Baltimore, 5.00 du matin. Superman et les sous-hommes », Lacan Quotidien, n° 79, vendredi 4 novembre 2011, disponible en ligne sur le site Lacan Quotidien.

(7) Marcela Iacub, « La preuve par l’œuf », Libération, édition du 3 décembre 2011.

(8) Pierre-Gilles Gueguen, « Baltimore, 5.00 du matin. Superman et les sous-hommes », Lacan Quotidien, n° 79, vendredi 4 novembre 2011, disponible en ligne sur le site Lacan Quotidien.

(9) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, Op.cit, Leçon du 20 janvier 1971, p. 29.

(10) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, Op.cit,, p. 48.

publié par le N°109 de Lacan Quotidien 

 Deuxième partie

3. L’enfant déclaré surdoué : un x parmi les x

C’est au moyen d’un test de QI qu’un enfant est déclaré surdoué : le score issu du test est associé à la désignation de l’enfant par le qualificatif de « surdoué ». Il s’agit d’une nomination standardisée, ready made. L’étiquette « enfant précoce » semble revêtir l’enfant d’une aura agalmatique, à laquelle il est invité à s’identifier. Obtenir un score élevé à un test de QI sort donc, en apparence, un enfant de « la masse » de « tous les enfants » (identification côté idéal)… mais c’est pour aussitôt faire entrer l’enfant dans le « camp » des surdoués. L’enfant, ainsi inclus dans la masse des enfants testés, est anonymisé. Il devient un x parmi les autres x et entre dans la logique métonymique qui libère l’objet plus-de-jouir. Si lui et sa famille y croient, si l’enfant s’identifie à ce « petit bout » de « plus-de-jouir », fait qu’avec sa famille, il pourra être « conduit par le bout du nez » et « rangé bien serré » dans une classe de surdoués.

De telles nominations court-circuitent l’accès du sujet à sa propre vérité. Mais ce qui est essentiel, Lacan le formalise en écrivant la structure du discours contemporain (qu’il formalise sous le nom de « Discours du capitaliste ») : il met en évidence que ces nominations, parce qu’elles sont installées en place de vérité, sont promues à une puissance que Lacan qualifie de quasi « divine (1)».

Comme d’autres classifications simplistes (publications universitaires de rangs : A, B, C ; dettes des Etats classées AAA, B, ou C…) les scores résultant des tests de QI conduisent à énoncer à un enfant « tu es surdoué » avec cet accent de certitude qui révèle que ce qui se propose-là comme des appellations valorisantes ne sont rien d’autre que « les masques de fer de l’objet plus-de-jouir (2)». Or, ce « petit quelque chose », dit Lacan, présente « un pouvoir de commandement immensément plus grand que la force, l’idéal et l’idéologie (3)».

Nul besoin d’idéologie, car pour prendre le pouvoir sur les foules, prévient-il, « il suffit d’un plus-de-jouir qui se reconnaisse comme tel (4)», par laquelle un maître impose à autrui une modalité de jouissance (la sienne).

4. Exit la vérité

Le film Intouchables, la crise de la dette et l’évaluation généralisée – comme celle qu’opère, par exemple, le test de QI, administré massivement – ont en commun une structure de discours qui peut installer en place de vérité n’importe quel signifiant : même un mot habituellement peu valorisé, comme « handicapé », peut faire l’affaire, ainsi que le démontre le film. Il suffit d’en atténuer la portée en le mettant en continuité avec d’autres mots, afin d’effacer sa singularité. Ainsi devient-il échangeable et substituable : sa valeur est ainsi égale à celle de n’importe quel autre signifiant du lexique. Il n’a plus de valeur particulière.

Dans le cas d’Intouchables, ce gros mensonge est au service « de jouissances inavouables (5) »  dont le spectateur peut s’offrir le luxe, parce qu’elles sont dissimulées sous l’utopie. La principale de ces jouissances est pour le spectateur de déserter son propre accès à la vérité, afin d’adopter le point de vue du film, qui a opté résolument pour le plaisir contre la vérité. Résultat : « ravis », captivés, les spectateurs s’amoncellent.

De même est-il dans la logique des tests de QI d’écarter la parole de l’enfant et le savoir qu’il détient, pour toujours lui préférer les grilles du test et la promesse de jouir de la brillance du signifiant surdoué. Ainsi s’accumulent, logiquement, toujours plus d’enfants déclarés surdoués, réduits à ce « petit bout » d’agalma.

Pour nos contemporains, la plasticité de l’ordre symbolique et la fragilité de la parole et du langage sont devenus une évidence. Films et objets d’art mettent en scène cette mutation du symbolique et montrent l’impact étonnant de manipulations simples du signifiant. On découvre l’impact que peut avoir un simple effacement de l’opposition entre les paires signifiantes qui organisent les activités humaines. Lorsque le langage n’est plus connecté à la vérité, alors la jouissance passe au premier plan.

Le sujet contemporain, parce qu’il doute, s’en remet au discours ambiant, qui finit par faire lien social, comme une nouvelle religion – sauf qu’il s’agit là d’une communion hors langage, autour de l’objet plus-de-jouir. L’effet obtenu est très proche de ce qu’obtient la suggestion, et peut confiner à l’hypnose collective.

Les artistes nous en montrent les conséquences. Je ne crois pas que ce soit toujours volontairement. Dans le cas d’Intouchables, d’avis quasi unanime, l’on rit énormément. Loin de s’interroger sur le film, les spectateurs ne pensent qu’à recommencer l’expérience si bien que près de la moitié des spectateurs disent qu’ils iront le revoir. Intouchables nous apprend cela aussi : la plupart des comiques contemporains ne cherchent pas à nous diviser en dénudant des vérités subversives refoulées. Ils cherchent au contraire à combler, jouant sur l’effet de leurre autant que d’apaisement de la bonne forme, du Bon, du Beau, du Bien. Avec Intouchables, nous saisissons comment une modalité de jouissance donne corps à une foule ou à un sujet, fait lien social, et peut se proposer de venir compléter et combler tout un chacun.

Comme si c’était possible !

Ainsi, sur cette promesse de ne plus penser à rien, « de ne plus se poser de questions », nos contemporains s’amalgament en masses compactes. Toutes les utopies contiennent ce type de promesse de jouissance. C’est le cas d’Intouchables. Mais il n’y a qu’au « Pays des Bisnounours » que le manque, la vérité, la culpabilité ou la maladie peuvent être évacués sans courir le danger d’un retour brutal, en boomerang, de ce qui est ainsi nié.

Pour finir, un petit détail intrigue et étonne : ce titre, Intouchables, ne mériterait-il pas une explication ? Qu’est-ce que les auteurs ont ainsi voulu dire ? Pourquoi ce titre étrange ? Nul ne semble s’en soucier. Pas de traduction, nul déploiement des significations : pas d’article sur ce thème, aucune question de journaliste, pas non plus de prise de parole à ce sujet des réalisateurs. Comme le film…, le titre ne veut sans doute rien dire. Il ne délivrera, c’est promis, aucune vérité. Chacun pourra ainsi rester clos silencieusement sur sa petite jouissance, son obscur petit bout de satisfaction. Et ainsi il court, il court, le spectateur, mené par le bout du nez, pour aller se « ranger bien serré » dans les salles obscures.


Notes :

(1) Jacques Lacan, « Radiophonie », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 437.

(2) Jacques Lacan, « Radiophonie », Autres écrits, op.cit.,  p. 437.

(3) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, Op. Cit., Leçon du 20 janvier 1971, p. 30.

(4) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, Op.cit,, p. 30.

(5) Marcela Iacub, « La preuve par l’œuf », Libération, édition du 3 décembre 2011


Publié dans le N°110 de Lacan Quotidien 

Comments are closed.