L’imbroglio du sujet dans la chose publique par Réginald Blanchet

Le passage à l’acte de Giorgos Papandréou

L’effet de sidération fut générale, et le coup de tonnerre planétaire. Pas moins. La décision inopinée du Premier ministre grec tout juste rentré de Bruxelles, de soumettre au référendum les mesures arrêtées à grand peine le 27 octobre dernier au petit matin visant à parer au défaut de paiement imminent de la Grèce et auxquelles il avait souscrit expressément se laisse interpréter par les conditions qui y ont présidé et par les suites qu’elle a entraînées. C’est, du premier point de vue, la décision d’un homme seul. Bien qu’il se fût prémuni du conseil de ses proches collaborateurs l’initiative fut éminemment la sienne. Il y tenait très personnellement. Mais ce fut aussi l’acte de l’homme seul contre tous qu’il était devenu au fil de l’évolution de la crise. Ses invites à l’adresse de l’opposition parlementaire à faire front commun dans la situation exceptionnelle que connaissait le pays étaient restées lettre morte. Les manifestations de protestation contre l’austérité avaient pris une ampleur inquiétante et se faisaient de plus en plus véhémentes. Le point de rupture était atteint. Le corps social et politique dans son entier réclamait des élections anticipées. Déterminé à empêcher la droite parlementaire menée par Antonis Samaras d’engranger les bénéfices politiques du mécontentement populaire alors même qu’elle se préparait à poursuivre la même politique le Premier ministre y opposa jusqu’au bout une fin de non-recevoir. Le choix n’était guère laissé à l’opposition dès lors qu’elle n’entendait pas quitter la zone euro. Elle aurait à appliquer comme devant les mesures décidées par les instances européennes. Le référendum décidé dans ces conditions se présentait donc comme un coup de poker. Il se voulait comme une interprétation en acte visant à mettre chacun au pied du mur de ses responsabilités. Au peuple, il revenait de décider de rester dans l’euro ou de revenir à la drachme. Aux responsables de l’Europe, il incombait de courir le risque ou non d’une sécession de la Grèce, susceptible d’entraîner les attaques renouvelées des marchés contre les maillons faibles de la zone euro.

Tout s’est passé comme si Georges Papandréou  n’avait pas prévu que les dirigeants européens, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy en tête, ne se laisseraient pas faire et déjoueraient le piège. Ils enfoncèrent le fer plus loin encore dans la plaie et lui imposèrent de mettre aux voix la question même de l’appartenance de la Grèce à l’Europe et non plus seulement l’acceptation ou non des mesures impopulaires d’austérité. L’aide financière européenne dépendrait de la réponse des urnes. Ledit coup de poker de Georges Papandréou se dévoila pour ce qu’il était. Ce fut, en premier lieu, un coup foireux. Autant dire un acte manqué. De méconnaître autant la détermination des bailleurs de fonds la manœuvre était vouée d’entrée de jeu au ratage. Mais ce fut un acte réussi car sa réalité effective fut celle d’un passage à l’acte, le passage à l’acte de la démission de Georges Papandréou de ses fonctions de Premier ministre. Car s’en remettre à la décision populaire, qui ne pouvait être que négative compte tenu des circonstances entourant le référendum, c’était se démettre aussitôt.

Dans l’édition dominicale du 27 novembre dernier Theodoros Pangkalos, son vice-premier ministre et collaborateur avisé, témoigne dans le quotidien Kathimeriniavoir vivement déconseillé peu avant à G. Papandréou d’avoir recours à la consultation référendaire. Mais, parvenu à ce stade, ce dernier ne voulait plus rien entendre, pas plus qu’il ne pouvait répondre aux objections qui lui étaient présentées. Il ne pouvait plus rien en dire, et sans doute plus rien en penser. C’était devenu chez lui, affirme son interlocuteur aujourd’hui, une « idée fixe ». Autant dire, comme tout semble le montrer, que l’idée avait décroché du principe de réalité. Devenue indialectisable, elle n’était plus de nature à traiter la réalité contradictoire des choses. Elle représentait bien plutôt un point de cristallisation subjective s’imposant dans sa logique

Illustration by Manos Symeonakos

propre, autonomisée de l’action politique réfléchie. Dans ce signifiant tout seul, coupé de l’Autre, qu’est l’idée fixe il est loisible de lire la logique subjective à l’œuvre : l’homme seul qu’était devenu G. Papandréou était seul de même avec son idée, et n’avait, en somme, qu’une seule idée. Celle-ci le représentait, peut-on dire, absolument. Tant il est vrai que ce qui fait la force de l’idée fixe, ce n’est pas tant son contenu idéatif que son fondement libidinal dans la contrainte et la compulsion agissant comme telles. G. Papandréou rendu au bout du rouleau n’aspirait plus qu’à partir. Ne pouvant, ne voulant point assumer l’acte de sa démission il ne put que l’agir dans la guise du « coup » fourré : tout à la fois coup de poker politique où il joua son va-tout, coup vengeur visant à corriger le peuple devenu ingouvernable et coup de Jarnac cherchant à atteindre la superbe des dirigeants européens imposant sans détour leurs diktat. Coup raté dans tous les cas, d’un sujet manifestant son imbroglio dans le politique et qui ne relève plus de l’action politique traitée dans son ordre spécifique.

N’est-ce pas là ce qui a plongé le monde entier dans la stupeur ? Il n’est pas, en effet, jusqu’à la Chine où les journaux ne consacrèrent leur une à l’événement grec. Nous devenions tous, aux quatre coins du monde, les témoins ébahis de ce moment de déhiscence subjective aux conséquences incalculables. Le déchaînement du réel, et son effet virtuel d’effondrement de l’édifice européen, apparaissait soudain à la merci de la donne subjective d’un responsable politique. Ce n’était pas tant de la part de ce dernier, comme a voulu le stigmatiser Nicolas Sarkozy, la manigance d’un homme politique retors n’hésitant pas à faire preuve de duplicité et de cynisme en trahissant incontinent la parole à peine donnée. L’angoissant fut bien plutôt d’assister, impuissants, au spectacle du maître aspiré, comme soufflé,  par la béance du sujet et d’être affrontés sans recours au lieu vide du pouvoir et, par-delà, à sa vacance essentielle. En un instant le maître se trouva en effet réduit au point d’évanescence d’un sujet élidé de son acte, ce que l’on a nommé l’irresponsabilité de G. Papandréou, voire son aberration.  L’ordre du discours du maître a cependant de la ressource. Lorsque le tenant-lieu du maître défaille dans sa division de sujet la gestion de l’agence-maître le passe par pertes et profits de sa comptabilité. Il se réduit dès lors au solde laissé pour compte de l’opération de la maîtrise rétablie, tel que nous apparaît aujourd’hui G. Papandréou en lui-même : solde de la vaste opération financière menée en Grèce sous le signifiant-maître de l’euro qu’il importait de sauvegarder par-dessus tout.

La hantise de la seconde mort d’Antonis Samaras

La frayeur qui saisit à cette occasion le pays et l’Europe tout ensemble fut bonne à quelque chose. Elle imposa aux deux principaux partis du pays de former un gouvernement d’union nationale placé sous la direction d’un technocrate de haut vol. Le gestionnaire se substitua, selon la logique du temps, aux politiques défaillants. Le réel fit de la sorte son entrée en personne, pour ainsi dire, sur la scène politique, réel qui s’indexait du trait de l’ingouvernable pour n’admettre que des solutions de fortune à l’encontre de l’illusionnisme qui s’emploie à faire accroire le contraire. Mais avec la formation de ce compromis politique la perspective du collapse national par défaut de paiement de la Grèce au 15 décembre de l’année n’en fut pas pour autant écartée. Les instances européennes échaudées par le faux bond de Papandréou et souhaitant obtenir l’appui le plus large à la politique d’austérité en cours exigeaient d’Antonis Samaras, leader de la droite parlementaire, son engagement écrit soutenant l’application du protocole du 27 octobre à quoi il avait déclaré souscrire. Il s’agissait par là pour la troïka de lever l’hypothèque de la politique populiste du leader de droite, du moins de sa rhétorique visant à exercer sur l’Europe une sorte de chantage au suicide collectif. Il consistait à faire montre de sa détermination au pire afin d’obtenir un meilleur traitement d’une Europe qui voudrait se préserver des contrecoups fatals pour sa survie si la Grèce décidait d’elle-même de faire faillite au prix de s’immoler.

Personne n’aura compris pourquoi tout d’un coup la signature en bonne et due forme de son engagement pourtant réitéré et matérialisé par la participation de son parti au gouvernement d’unité nationale piloté par Loukas Papademos, paraissait inacceptable à Antonis Samaras. Était-ce là mouvement de menton du débiteur impécunieux qui entend signifier à son créancier qu’il a encore droit à quelques marques de considération ? Sans doute. Mais c’était marquer bien plus, qu’il avait un nom sur quoi il entendait faire valoir son droit souverain. Plutôt donc prendre le risque du fracas national que paraître renoncer à l’exercice de sa prérogative exclusive sur sa signature.

Bien évidemment, comme l’a montré la capitulation en rase campagne par quoi se conclut l’affaire, tout ceci, qui s’est tout de même étalé sur plusieurs jours bloquant le processus d’engagement des fonds indispensables pour la survie du pays, c’était pour la galerie. C’était se donner, à ses électeurs et à lui-même, le spectacle édifiant de David affrontant armé de sa seule témérité le Goliath international. Pour une part cela pouvait ressembler au geste fantasque de Don Quichotte guerroyant contre les moulins à vent de sa lubie. Il était loisible de s’en tapoter doucement le menton. Pourtant la divagation prenait un tour moins drôle si l’on faisait le rapprochement qui s’imposait avec un précédent de taille dont les conséquences pèsent encore lourdement sur le pays. Antonis Samaras, ministre des Affaires Étrangères du gouvernement Mitsotakis en 1992, s’était déjà illustré dans un litige portant sur le nom. Il s’était dressé à l’époque avec la dernière fermeté contre la prétention sans ambages de l’ex-République Yougoslave de Macédoine de s’attribuer le nom de « République de Macédoine ». Cela relevait de l’usurpation, et ne pouvait être toléré. Le nom de Macédoine appartenait en propre à l’héritage grec et ne saurait d’aucune façon être cédé, encore moins extorqué.

L’intransigeance du ministre des Affaires Étrangères fut telle qu’il préféra provoquer la chute du gouvernement plutôt que d’accepter le compromis soutenu par ce dernier et les parties en cause sur un nom composé incluant le mot « Macédoine ». Ce compromis appartient à l’histoire  puisque l’appellation de « République de Macédoine » est à présent d’usage courant. Introduite devant le Tribunal international de La Haye la cause grecque est, de surcroît, en passe d’être perdue. Bref, la politique d’intransigeance absolue sur le nom fut un fiasco total. Il est à porter au compte d’A. Samaras et appelle la réflexion. Cet homme politique semblerait entretenir un rapport au nom propre qui interroge. Le signifiant est le meurtre de la chose, et le signifiant-maître, celui du maître mort. A. Samaras semblerait lui vouer un culte sans nuance. Se voulant maître du nom le sujet perd la bataille des choses, préférant à la vie réelle la vie éternelle du nom. Car tel serait son bien le plus précieux qu’il ne saurait céder ni à Skopje ni à la Troïka quoi qu’il dût en coûter aux vivants.

La communauté nationale serait bien avisée d’y prendre garde. Car l’énonciation du sujet sur ce point laisse difficilement place au doute quant à la dimension qu’elle comporte qui ouvre au-delà de toute logique. Ceci se lit on ne peut plus clairement dans la correspondance échangée le 13 mars 1992 avec le président de la République, le premier Constantin Caramanlis. Dans cette lettre au ton inconvenant, s’agissant de son destinataire, l’homme du retour de la Grèce à la démocratie après la chute des colonels, Samaras oppose avec emportement à ce dernier son refus catégorique que le nom de « Macédoine » figure d’aucune façon dans la dénomination de l’ex-république socialiste. « Il est hors de question pour moi, écrit-il, de procéder jamais à une telle cession de droits au nom de quelque logique que ce soit » – c’est moi qui souligne. Comment être plus net ? L’inclination toute personnelle d’Antonis Samaras, disons de son fantasme, pour cette zone de l’entre-deux-morts où survit dans l’éternité de la vie perdue, la « première mort », le nom de celui qui fut, le sauvant ainsi de la « seconde mort », l’effacement de son nom même, mérite l’attention. Ce n’est pas dire que la politique frénétiquement nationaliste qu’il soutint alors eut là ses raisons profondes. C’est affirmer, et c’est assez dire, que cette politique qui trouvait ailleurs ses tenants et ses aboutissants Antonis Samaras la soutenait très personnellement à partir de ce point subjectif de la hantise de la seconde mort à conjurer par-dessus tout. Cela n’est pas indifférent. Les effets sont là : le dédain pour le principe de réalité en constituerait la marque d’origine et l’échec le sort final. S’en étonnera-t-on si l’on s’avise qu’Antigone n’eut cure de la mort dès lors qu’il fallait préserver son frère de l’effacement à jamais de son nom ? Serait-il extravagant même de penser que ce culte du symbolique porté à sa puissance dernière puisse à nouveau demain se muer en force matérielle de l’extrême voulu pour lui-même ?

Publié dans le N°111 de Lacan Quotidien

Comments are closed.