« Ce qui rayonne » Par Claire Annino

 INVENTIONS+INSTITUTIONS

La Canopée est une unité d’accueil pour sujets autistes créée en 1998 À l’EPSM E. Gourmelen de Quimper. Loin d’être « spécialisée » l’unité accueille les sujets souffrant de psychose infantile qui ne trouvent pas à loger leur symptôme dans le monde. La Canopée est un lieu de soins permanent mais aussi temporaire, accueillant au cours de séjours dits de « rupture » les résidents de structures partenaires. Cet accueil est rendu possible de par la structure de l’unité qui s’oriente à partir de l’enseignement théorique et clinique de Freud et Lacan.

Les sujets accueillis à la Canopée ne sont pas parvenus, à l’âge adulte, à composer avec l’Autre, le corps, la parole, l’objet pulsionnel.  La fonction de l’unité est alors de « traiter » la pulsion de mort à l’œuvre et de modérer, éviter, les passages à l’actes. Autrement dit, comment modérer, moduler, voire même transposer dans un autre régime, les « traitements » que le sujet applique déjà à son être (1)? Les conditions pour cette opération sont d’abord l’atmosphère désirante, créée par les intervenants, qui enveloppe le sujet sans aucune prétention de résoudre ses symptômes. C’est une clinique sur-mesure, où il s’agit de « manier le désir avec justesse et prudence (2)» pour faire surgir, susciter voire entraîner le choix d’un sujet de s’inscrire dans un lien social. L’élaboration clinique ensuite, la mise en logique des éventuelles impasses à partir des outils de conversation dont s’est munie l’unité (5 supervisions par an, réunions cliniques et staff hebdomadaires, transmissions quotidiennes, réunions « soignants-soignés »…).

L’unité est un lieu de soins, et surtout un lieu où l’on apprend à savoir y faire avec la vie : le cadre n’est pas immuable, l’intervenant n’y est pas un technicien sans désir, il y rencontre un réel, l’angoisse dans la rencontre avec le sujet autiste et psychotique. Si le désir de l’intervenant est ce qui anime l’institution, il s’agit de trouver les facteurs pour que ce désir rayonne. C’est pourquoi le travail d’élucidation clinique convoque tous les intervenants (psychologue, psychiatre, médecin généraliste, psychomotricien, éducateurs, cadre du service, AMP, Aides soignantes, Aides au service hospitalier, infirmiers…). C’est à partir de leur savoir clinique qui vise le détail, la particularité du cas et de la relation que s’élabore la prise en charge au quotidien.

Enfin la Canopée, dont les intervenants dans le champ sanitaire se spécifient d’être d’horizons divers, se spécifie d’être ouverte sur les inventions des autres institutions. Récemment, nous sommes partis à la rencontre de nos collègues du Centre thérapeutique de Nonette. Là-bas nous avons amorcé des échanges autour de la surprise, de la joie qui fait ici notre travail. C’est avec ce même enthousiasme pour les nouvelles initiatives que nous adressons aujourd’hui à Lacan Quotidien le témoignage de notre pratique clinique.

 « Qui pense à moi ? »

Frédéric a 36 ans. Il souffre d’une psychose infantile de type schizophrénique. Il a fait son entrée à la Canopée en juin 2005. Au début, il reste dans sa chambre, puis parvient à régler sa présence sur le groupe de 13 patients. Nous repérons alors que Frédéric traite ses relations à l’autre par la courtoisie. Il attache une importance à venir serrer la main à toutes les personnes (soignants, patients) présentes pour leur dire « bonjour », parfois plusieurs fois : il fait lien à l’autre. La rencontre avec Frédéric nous amène à teinter ce lien à l’autre par l’interchangeabilité des intervenants. Il ne doit pas y avoir de rapport d’exception. Toutefois, l’Autre doit rester attentif à Frédéric. Il est lui-même très attentif à ce qu’il est pour l’Autre. Par exemple, le « riz au lait du soir » s’inscrit dans ce rapport où l’Autre, sans être trop là, lui offre un « petit plus » qui signe sa bienveillance.

Lors d’une supervision, il a été dit que « la réaction de l’Autre le rendait vivant ». Mais à être trop là, Frédéric peut être tenté à faire le vide du côté de cet Autre. Comment Frédéric nous invite-t-il à lui proposer une alternative à ce qui le ravage ? Comment mesurer le lien qu’il instaure, entre amabilité et risque d’intrusion ?

La position de Frédéric dans le monde oscille entre deux pôles : la déchetisation, et son pendant du côté de la brillance, et de la morsure. La relation à l’Autre s’opère entre l’érotomanie : « qui pense à moi ? », « qui m’aime ? » et la persécution : « on l’empêche de voir sa famille ». Nous sommes donc attentifs aux indices que Frédéric nous donne sur son état : il crée des barrages de peluches, publicités et revues Picsou devant la porte de sa chambre qui peuvent faire signes d’une activité délirante où Frédéric cherche à se défendre contre ce qui peut entrer. Il lui arrive de crier, refuser son traitement, et s’automutiler. Ainsi, son frère peut surgir d’une publicité et se présentifier comme le « guerrier juif » qui figure sur une affiche. Il peut dire également qu’il se cogne la tête lorsqu’il est en colère contre sa mère qui ne vient pas le voir, ou s’il lui vient la certitude qu’elle est morte. Ça l’inquiète car il ne trouve aucune garantie : « Leclerc existe toujours ? », « La canopée va fermer ». Frédéric parle de rôdeurs, de clochards, de poubelles, de chiens qu’il aurait vus dans sa chambre.

Frédéric ne se positionne pas du côté de la certitude, qui viendrait combler le trou de la signification. Au contraire il ne sait pas. L’érotomanie et la persécution, comme modalités de rapport à l’autre, se formulent en questions.  Il interroge l’Autre, dont la manœuvre est alors de repérer s’il doit ou non savoir. Frédéric appelant parfois à une réponse rassurante, comme il peut également en dénoncer le semblant. Comment nouer le réel et l’imaginaire à la dimension du symbolique qui permettrait un compromis ?

La Canopée a une fonction de le protéger d’un extérieur qui le menace : « Le schizophrène est le seul sujet sans défense devant l’impossible à supporter ». Il semble que la courtoisie  soutienne Frédéric sur l’axe imaginaire de la relation à l’autre par les semblants du lien social. Lorsque la violence surgit, nous faisons l’hypothèse que cet axe (3) – ce rempart – s’est rompu. Il y a un retour de la férocité dans le réel. Quelque chose a fait intrusion dans son rapport à l’autre et au monde. Cela peut être la certitude de la mort de sa mère comme ce qui viendrait répondre à l’impossible de son absence.

Avec Frédéric, nous apprenons à repérer les effets de la jouissance lorsqu’elle ne peut s’arrimer à un opérateur (S2) qui la civilise. L’enjeu de la relation avec Frédéric est de repérer ce qui fait lien, et non intrusion. Comment la tentative du sujet de nouer le réel à l’imaginaire permet-elle à Frédéric d’y faire avec l’Autre ? La dimension symbolique serait-elle à repérer du côté de sa ponctualité aux rendez-vous ? Dans la lecture du journal ? Ou dans l’intérêt qu’il porte aux publicités dans le cadre de ses achats de « marchandises » ?

Nous faisons l’hypothèse que Frédéric est un sujet qui veut faire lien social, il semble même que la courtoisie soit le style de ce sujet pour traiter la relation à un Autre réel. Nous pouvons donc accompagner Frédéric dans ses projets. En repérant lorsque cette construction est un appui ou, au contraire, lorsqu’elle est trop précaire pour voiler le réel en jeu. Il peut annoncer son départ de la Canopée. Il peut dire qu’il ne sera pas là lors du prochain rendez-vous. Devons-nous consentir à ce départ annoncé ou bien insister pour qu’il revienne précisément à ce rendez-vous ? Il peut aussi dénoncer la courtoisie qui semble voiler le réel lorsqu’il revendique l’exécution de ses projets, ou la présence réelle du corps que représente par exemple le mot « mère ». La fonction du catalogue de marchandises ne semble pas alors représenter les choses mais plutôt désigner leurs corps. Si le produit n’y est pas écrit, il n’existe plus.

La béquille imaginaire nécessite donc un appui sur la dimension symbolique. Comment lui parler ? Comment voiler le réel que pointe l’usage des signifiants tout seuls ? Il nous semble que la rencontre avec Frédéric s’opère à partir de la nuance entre un doux forçage, qui manifeste notre bienveillance, en prenant garde à ce que l’on transmet de notre désir pour lui, et la docilité de l’intervenant. Les constructions de Frédéric forment ainsi un rempart d’amabilité contre la jouissance. Cependant, l’amabilité n’assure pas Frédéric contre l’impossible à supporter de l’absence de sa famille, et peut aussi se renverser en érotomanie.  Frédéric ne cesse pas d’interroger l’énigme de notre désir. C’est pourquoi nous devons le manier avec prudence. D’une part pour ne pas nous faire mordre, et d’autre part pour laisser un vide où il puisse se loger. Frédéric nous offre donc les conditions de la rencontre en nous invitant à le laisser tranquille ou à le déranger ; sa courtoisie venant traiter l’Autre auquel il a à faire, son style à modérer les passages à l’acte.

Cette vignette clinique tend à transmettre ce qu’il en est de l’atmosphère pour un sujet qui vit en institution, et de l’engagement du désir des intervenants. Un désir qui, connu ou méconnu, est réglé. Laissant l’initiative au sujet pour trouver des solutions au réel auquel il a affaire. Bientôt, nous parlerons de la « 106-thérapie », invention d’un sujet qui ne parvient à s’installer que dans des « espaces privés » – dont la voiture de l’unité – insérés dans des « espaces publiques ». Autrement dit, la « 106 » comme bord reliant le sujet à la communauté humaine.

Publié dans le N°111 de Lacan Quotidien

(1) A. Zenoni, « Rêves, idéaux, et usages de l’institution », Bulletin Uforca novembre 2011.

(2) Bruno de Halleux, « l’entaille du désir », Intervention à la journée Borromée du 26/11/11.

(3) Katty Langelez, « Question de transferts dans un cas de schizophrénie », Feuillets du Courtil n°16 – 1999.


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