Pina de Wim Wenders par Daphné Leimann

Quelques mois avant la parution de Vie de Lacan  où Jacques-Alain Miller dit son intention de faire vivre, palpiter et danser « la personne de Lacan » comme il avait fait vivre et danser les concepts et les mathèmes dans ses cours et en établissant les Séminaires, sortait au cinéma (puis cet automne en DVD) le dernier film de Wim Wenders, Pina, hommage à la chorégraphe allemande disparue brutalement deux ans plus tôt. Comment la danse peut-elle devenir un objet cinématographique ? Telle est la question que l’on peut se poser avant de voir le film. Or, loin d’être un ballet filmé, ou une série d’extraits de ballets, le film rend visible une autre face de la danse que celle que l’on avait pu voir sur scène, à Paris notamment, lors des représentations annuelles du Tanztheater au théâtre de la ville. En effet, indépendamment même de l’usage de la 3D, la caméra de Wenders donne à saisir une puissance des corps comparable à ce que Deleuze repère et nomme « logique de la sensation (1)» à l’œuvre dans la peinture de Francis Bacon. Cette logique reliant Cézanne à Bacon selon le philosophe, parvient à rendre visibles les forces invisibles du corps éprouvant la sensation. Le terme de « détecteur de forces invisibles » dont le corps sentant est le siège – employé par Deleuze à propos de Bacon – éclaire l’opération accomplie par Wim Wenders sur les corps dansants du Tanztheater. Gros plans produisant un effet de proximité des danseurs, découpes dans les corps issues de détails isolés sont quelques-uns des moyens de rendre visibles ces forces.

Ainsi, dès l’ouverture, filmant le Sacre du printemps, les corps palpitent sur l’écran autrement que sur toute scène. Si la danse fait bien partie de ce que l’on nomme spectacle vivant, loin de le figer, le cinéma de Wenders rend visible, palpable cette vie d’une façon nouvelle faisant résonner chez le spectateur la célèbre formule de Paul Klee : «  l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Les montages rendent possibles des rapprochements convaincants comme celui des trois générations d’interprètes du spectacle Kontakthof que la chorégraphe avait d’abord monté pour sa compagnie, et qui fut repris pour des personnes âgées avant d’être dansé par des adolescents quelques mois avant la mort de la chorégraphe. Autre invention propre au regard de Wenders : les danses en milieu naturel. Si les décors chez la chorégraphe de Wuppertal sont souvent marqués par une profusion d’éléments naturels (la terre dans le Sacre du printemps, le champ d’œillets de Nelken, les cascades de Ein Trauerspiel, les vidéos de poissons de Danzón etc.), on n’avait jamais vu sa compagnie danser ailleurs que sur une scène de théâtre. Ici, la danse se montre hors les murs, faisant jaillir la vie et le mouvement des lieux les plus inattendus : zone industrielle, tunnels, parcs boisés, parvis de théâtre… Loin de l’hommage funèbre enterrant le défunt dans un discours mort, le film pourrait aussi s’appeler « vie de Pina Bausch » dans la tradition de la Vie des hommes illustres réactualisée par Jacques-Alain Miller dans sa Vie de Lacan. Car de même que Jacques-Alain Miller n’a pas voulu faire une biographie qui « mimerait la science (2)» et l’objectivité mais a revendiqué de chercher des petits faits, détails, bagatelles qui témoignent d’une éthique, chaque scène dansée est le souvenir incarné du mode d’être de la chorégraphe. Style, dont chaque danseur témoigne qu’il avait pour effet de réveiller le désir. Les plus timides avaient trouvé l’audace, les plus fragiles une puissance incomparable.

Résonnant avec le «  ne pas céder sur son désir » de Lacan, le film se ferme sur cette phrase de Pina Bausch: « dansez, dansez sinon vous êtes perdus ! »

 Publié dans le N°105 de Lacan Quotidien


(1) Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation, Paris, Editions de la différence,  2002, (première édition, 1981).

(2) Jacques-Alain Miller, Vie de Lacan, Navarin éditeur, Paris, 2011, p15.


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