Sur les traces du réel par Kristell Jeannot

Les larmes du petit soldat. « Serre les dents et bats-toi » disait la mère à l’enfant lorsque la vie se faisait trop dure. Elle-même n’avait pas  trouvé d’autres solutions face à la disparition de son père emporté par la maladie durant son enfance. Sa force vitale flirtait avec un surmoi d’acier ne laissant aucun espace pour subjectiver les écorchures du réel, ni déplacer un masochisme pathétique qui ne cessait d’orienter ses décisions.

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 L’enfant fit sien ce précepte maternel, avançant dans la vie, solitaire et perdu, cavalier sans tête, jonché sur une monture fantasmatique aux insondables desseins. Il se fit psychologue en réaction justement à cette impensée maternelle, et entra lui-même en analyse pour « regarder la réalité en face ». L’enfant jusqu’ici n’en voulait rien savoir du réel, lui préférant les sables mouvants de l’imaginaire cotonneux. Les larmes du soldat coulèrent longtemps en séance sans que le sujet ne puisse les faire siennes. Elle n’en voulait rien savoir, à cette époque, d’elles, et d’elle-même. (…)

Le soldat était effectivement une femme, qui, petite fille, se rêvait en « Athéna, déesse de la guerre, entourée de ses hommes ». Une figure féminine aux insignes guerriers, éminemment phallique. C’était sa manière à elle de faire l’homme, se comparer à lui quant à sa force, mentale et physique.

« La guerre est un fléau inévitable » constate Voltaire, lucide, à la fin de son article sur la guerre (1) « si l’on y prend garde, poursuit-il, tous les hommes ont adoré le dieu Mars : Sabaoth, chez les Juifs, signifie le dieu des armes ; mais Minerve, chez Homère, appelle Mars un dieu furieux, insensé, infernal ». Reconnaissons-le : l’esprit guerrier est agalmatique, en tant qu’il est porteur dans l’imaginaire de force, de courage, et d’héroïsme. Dans l’imaginaire, seulement, car la Guerre, la Vraie, est horreur, orchestration des motions pulsionnelles les plus viles.

J’ai appris récemment sur France Inter  le retour des troupes françaises d’Afghanistan après avoir suivies une mission de trois jours dans un hôtel de luxe visant à les déconditionner de la guerre. « Reprenez votre vie, soldats, la guerre ne fait que passer !  », a-t-on l’air de penser au gouvernement.

 Non. En vérité, le passé ne cesse pas de faire retour dans le présent. La guerre ne cesse pas de s’écrire. C’est le principe même du refoulement voué à revenir par retour du refoulé. C’est également le principe du réel que de laisser une trace indélébile de son existence, sur le psychisme de l’homme.

Jusqu’ici tout va bien. Les travaux de l’artiste Paola de Pietri présentés au BAL en ce moment, dans le cadre de l’exposition « Topographie de la Guerre », sont pour moi une démonstration visuelle de cette trace indélébile du réel. À première vue, à partir d’un procédé rappelant le poème d’Arthur Rimbaud, « Le promeneur du Val », tout va bien. L’artiste propose au regard le portrait de paysages pittoresques et romantiques qui s’étendent à perte de vue, propice à la flânerie visuelle… Jusqu’ici tout va bien, disais-je, car lorsque l’esprit est éclairé sur l’histoire du site de la prise de vue, l’œil découvre dans un frisson soudain le véritable visage du paysage, son caractère belligène, et les stigmates discrets de son passé lui sont révélés : ici un impact d’obus, là un ancien bunker, recouverts en partie par la flore. J’interprète ces « trous noirs » sur les photographies comme une représentation du réel traumatique car hors-sens, et atemporel, une représentation de cet insaisissable Colosse, qui nous tient, dans les effets symptomatiques qu’il produit sur nous- autres, parlêtres. L’ensemble de l’exposition honore l’art contemporain dans sa manière de convoquer le spectateur au travers d’œuvres réalisées avec finesse et esprit. L’un des deux commissaires de l’exposition Jean-Yves Jouannais est également l’auteur du catalogue au fil duquel se déplie une pensée pleine d’érudition. D’ailleurs, et ce n’est sans doute pas un hasard, il commence son commentaire par une citation de Jacques Lacan.

« Lacan, dans le Séminaire XI, décrète que “Toute action représentée dans un tableau nous y apparaîtra comme scène de bataille.” Il ne pourrait exister de représentation qui ne soit de guerre, d’une guerre. Ses manifestations les plus reconnaissables – vacarmes, plaintes, morts, décombres – peuvent être hors champ, ou hors temps, mais l’artiste doit en être averti, quel que soit son medium, lorsqu’il s’attache à prélever des bribes de réel. Lacan parle là la langue d’Héraclite : “La guerre est le père de tout.” »

Le père de la Horde primitive n’est plus un mythe : Mon dernier mot  portera sur la mort de Kadhafi. La  Libye est enfin libre, débarrassée de sa folie meurtrière, mais les conditions de sa libération n’en sont pas moins inquiétantes. On « comprend » les libyens, ici ou là en effet, on peut entendre dire : « il faut les comprendre, ils ont tellement souffert, ils ont exorcisé leur haine ! » ; je pense surtout quant à moi qu’ils ont répondu en miroir, à l’horreur, par l’horreur. Ce peuple meurtri, certes, a été incapable – c’est un fait – de traiter de manière symbolique la monstruosité de cet homme. Par cet acte, ce lynchage, ils se sont positionnés comme les fils de cet homme, misant sur la violence, plutôt que de s’appuyer sur la loi. Le destin n’existe pas. Je souhaite donc qu’ils réussissent à s’extraire des re-pères avec lesquels ils ont vécus jusqu’ici pour s’inventer un futur à la mesure du courage qu’ils ont montré durant la Révolution.

(1) Voltaire, « Guerre », Dictionnaire philosophique, Folio classique, 1994, p.304.

Publié dans le N°81 de Lacan Quotidien

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