1Q84 par Marie-Christine Ségalen

Paru en mai 2010 au Japon, ce livre de Haruki Murakami est devenu très rapidement un best-seller (3 à 4 millions d’exemplaires vendus en quelques mois). En France, il aura fallu attendre août 2011 pour voir la parution des deux premiers tomes (le 3ème tome est prévu pour mars 2012). Là encore, les livres se sont très vite arrachés. Pourquoi un tel succès ?

Qu’est-ce que ce roman suscite chez ses lecteurs ?

Tout d’abord le titre : 1Q84, imprononçable en français, joue sur une équivoque de la langue japonaise : la lettre Q se prononce « kyu » ainsi que le chiffre 9 en japonais. Référence donc au livre de Georges Orwell 1984, écrit en 1945 dans lequel l’auteur se projette dans un monde déshumanisé régi par Big Brother. Mais aussi insertion d’une lettre dans une suite de chiffres qui, même si référée au roman d’Orwell, se présente comme une énigme pour le lecteur. C’est aussi ce à quoi sont confrontés les personnages. L’héroïne elle-même, au cours du récit, nomme le nouveau monde auquel elle a affaire en ces termes : 1Q84.

« Q, c’est la lettre initiale du mot Question. Le signe de quelque chose qui est chargé d’interrogations (1)».

Le monde de 1984, année où se déroulent les faits, est en effet en train de glisser dans un monde hybride, où les évènements du passé se mêlent à ceux du présent, où les frontières du temps bougent, où le monde est en train de devenir « fou ». Des torsions s’opèrent insensiblement, le meilleur signe étant la présence d’une nouvelle lune dans le ciel. Le monde se transforme, les choses deviennent énigmatiques pour les héros eux-mêmes. L’auteur brouille les cartes : les faits se déroulent en 1984, dans le passé par rapport à aujourd’hui, mais le monde dans lequel évoluent les personnages est hyper moderne. 1984 demeure une année « futuriste » en référence au roman d’Orwell et les repères temporaux sont bousculés : en 1Q84, présent, passé, futur se mélangent, comme dans l’inconscient, où le temps n’existe pas.

Ce livre se fait l’écho de la modernité sous une forme étrange, écho aussi de l’étrangeté à eux-mêmes des personnages.

La structure du livre met en scène deux histoires parallèles incarnées par une femme d’une part, Aomamé et un homme d’autre part, Tengo, dont l’auteur relate les faits et gestes, un chapitre sur deux. L’histoire de l’un s’interrompt pour laisser place à l’histoire de l’autre, ce qui crée des scansions, laissant les évènements très souvent en suspens et le lecteur, en attente. Dans cette manière de faire, le désir de poursuivre est sans cesse relancé, le récit suspendu, comme dans un roman policier.

A l’intérieur de chaque histoire, là aussi des coupures. Les deux héros sont en effet des électrons libres. L’un et l’autre ont quitté leur famille très jeunes, l’une parce que ses parents faisait partie d’une secte et y vouaient leur vie, l’autre, parce que, sa mère partie, son père est devenu un travailleur acharné, collectant une redevance  radio auprès des mauvais payeurs avec un sérieux frisant le pathologique, se servant de son fils pour un meilleur rendement.

Aomamé est une jeune femme moderne, sportive, professeur d’arts martiaux et d’auto défense pour les femmes. Elle voue un culte à son corps, sacré pour elle, l’observe minutieusement dans le miroir chaque jour, surveille scrupuleusement ses prises de nourriture. Elle se sert des hommes comme d’objets sexuels, pour son unique satisfaction. Elle les choisit sur un trait : des cheveux clairsemés voire un début de calvitie. Elle joue aussi les redresseuses de tort en se faisant tueuse d’hommes qui ont « maltraité » des femmes, avec une redoutable maîtrise et une grande efficacité. Aomamé, la première, va repérer des signes d’altération de son environnement et des écarts par rapport à son monde originel.

« Ce qui est devenu fou, ce n’est pas moi, c’est le monde. (2

Tengo, lui, est professeur de mathématiques, mais aussi champion de judo et écrivain. Les mathématiques lui servent de point d’appui depuis toujours : « Quand je suis en face des chiffres, je me sens tout à fait détendu. Les choses se trouvent là où elles doivent être (3)», mais son vœu est de devenir écrivain, ce à quoi il voue le plus clair de son temps. Sa vie est réglée comme du papier à musique entre ses cours de maths, l’écriture de ses romans et la visite une fois par semaine de sa petite amie, une femme mariée qu’il rencontre essentiellement pour le sexe, avec laquelle il n’a pas d’engagement, ce qui lui convient.

Tengo a un symptôme : il est en proie à des malaises répétitifs qui surviennent lorsqu’une image s’impose à lui : une scène primitive qui l’obsède où il voit sa mère nue avec un homme qui n’est pas son père, lui sucer les seins.

L’arrivée de Fukaémi, jeune fille dyslexique échappée d’une secte, dont l’histoire La chrysalide de l’air sera réécrite par la suite par Tengo, introduit un monde imaginaire peuplé de monstres jouisseurs (un gourou violeur de jeunes filles impubères) et de personnages de contes (les little people) qui vont jouer un rôle important dans les transformations du monde ordinaire et le passage d’un monde à l’autre.

1Q84 est un roman du temps de « l’Autre n’existe pas », roman d’une extrême modernité dans sa composition, dans la prédominance accordée aux objets qui constituent l’univers des héros, à leur description (les embouteillages, les vêtements, le sport, l’architecture, le design, les performances, la musique etc.), dans le choix de personnages qui s’auto-construisent, se délestant de leur passé. La séparation entre le sexe et l’amour est effective. Le roman illustre le «pas de rapport sexuel ». L’histoire d’amour entre les deux héros, née d’une scène de leur enfance, se présente comme un idéal, d’emblée perdu. Il s’avère impossible, basée sur l’aléatoire d’une rencontre entre leurs destinées. Le moment où, dans le deuxième tome, ils pourraient se retrouver, est raté. Chacun fantasme la présence de l’autre, mais la rencontre ne se réalise pas.

C’est aussi un monde où le pouvoir des sectes est latent, où l’autodéfense se substitue à la justice ordinaire. Le roman pose clairement la question de la montée en puissance de groupes sociaux constitués sur un trait de jouissance, de leur influence au nom du « bien » ou du « bien-être » des individus.

L’introduction d’une nouvelle dimension, (une dimension onirique et poétique) vient se glisser dans cette histoire et bouleverse les repères habituels, mêlant fiction et réalité, humanisant les personnages, les fragilisant. Le passage se fait alors d’un univers à l’autre et la confusion s’installe.

Comment tout cela se terminera-t-il ? Le troisième tome nous le révèlera…en mars 2012…

Le génie de Murakami n’est-il pas de faire apparaître, par le biais de cet étrange  roman, une distorsion du monde (intérieur et extérieur) qui, comme un grain de sable, vient enrayer la marche du monde tel qu’il va : la lettre « Q » présente au cœur du programme chiffré n’est-elle pas la lettre de jouissance qui vient marquer de son sceau, une autre réalité, introduisant une inconnue ? Le monde se révèle équivoque…L’étrangeté est en dehors de nous ou en nous ?…

Ce roman-là ne résonne pas pour rien. Les japonais ne s’y sont pas trompés. C’est un conte extra-ordinaire, un objet hyper moderne qui nous Questionne…

(1) Murakami H. 1Q84 Livre 1, Edit. Belfond, Saint Amand-Montron, Juillet 2011, p.199

(2) Ibid., p. 192

(3) Ibid., p.87

Publié dans le N°102 de Lacan Quotidien

Comments are closed.