La mémoire absolue de l’aléthosphère par Rodolphe Adam

Max Schrems, jeune autrichien de 24 ans, a eu l’étonnante idée de vouloir récupérer l’ensemble des informations qu’il avait pu laisser sur le réseau social Facebook. Souci de la névrose obsessionnelle en quête d’effacer ses traces ou souci d’un sujet qui s’inquiète de l’utilisation de son intimité, le résultat fut spectaculaire : il parvint à se procurer un dossier de 1222 pages (!) où existaient toutes ses informations, celles qu’il croyait avoir pourtant supprimées, et même certaines qu’il n’avait jamais communiquées. Son enquête (consultable sur http:/europe-v-facebook.org) auprès du siège européen du réseau basé en Irlande, sur les diverses législations aux USA et en Europe sur la protection de la vie privée, l’amène à constater que Facebook archive tous les liens entre internautes, le nom de ceux qui ont été refusé comme amis, l’identité des ordinateurs personnels ou professionnels où le réseau est consulté, par qui et liste même les non-membres de Facebook !

Rappelons pour la petite histoire que Facebook, réseau social de 800 millions de membres dans le monde – parions qu’à ce rythme, il deviendra vite difficile de ne pas vouloir en être – est une simple conséquence de l’inexistence du rapport sexuel. En effet, le jeune Mark Zuckerberg ne supportant pas le refus d’une jeune étudiante d’aller plus loin dans leur rencontre, se mis alors en tête de se venger en créant le premier site de consultation en ligne de profils de toutes les étudiantes de son université. D’une femme singulière qu’il n’a put bibliquement connaître, le petit Mark, au lieu d’aller consulter un psychanalyste, inventa une nouvelle modalité du à-voir toutes les femmes.

Mais la découverte la plus stupéfiante de Max Schrems qui amène cet étudiant en droit à porter vingt-deux plaintes auprès du commissaire irlandais de la Protection des données, est que la fonction « supprimer » sur Facebook n’est effective qu’en apparence. Pour les yeux des internautes certes mais pas pour Facebook qui conserve tout. Une trace ne cesse jamais d’y être écrite. A l’ère de l’œil absolu, après les lathouses qui, tel le nouvel iphone 4, suggèrent comment vous devez écrire (Pierre Streliski, LQ 66), après celles qui promeuvent le bonheur sexuel via la jouissance de l’Un (Annaëlle Leibowitz-Quenehen, LQ 69), nous assistons cette fois à une autre particularité de ce nouveau support de l’alèthosphère qu’est Internet. Non plus uniquement champ d’ondes où sont enregistrés les signifiants sur toute la planète comme le disait Lacan dans L’envers de la psychanalyse, mais mémoire numérique absolue de tous les dits, faits et gestes de chacun. En 1925, Freud écrivait dans sa Note sur le « bloc-notes magique » : « Ainsi, capacité réceptrice illimitée et conservation de traces durables semblent s’exclure mutuellement dans les dispositifs par lesquels nous remplaçons notre mémoire : ou bien la surface réceptrice doit être renouvelée ou bien les notes détruites ». Facebook a réglé le problème : plus rien ne s’efface. Plus de droit à l’oubli, donc. Que chacun s’en souvienne…

Publié dans le N°80 de Lacan Quotidien

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