Entre chiens et loups par Philippe de Georges

Je n’ai encore rien lu de Limonov, mais je suis prés à croire Emmanuel Carrère (1) quand il nous dit que c’est un grand écrivain : ni la saloperie qui le caractérise ni ce qu’il appelle lui-même sa « vie de merde » n’y objectent à mes yeux. La pensée d’Heidegger survit à l’ombre qui la hante et Céline est sans doute l’un des plus grands écrivains du XX° siècle par sa création de style et malgré sa parfaite abjection. Je ne parierai pas pourtant sur l’innocence des biographes qui se penchent complaisamment sur les vies de Chardonne, Brasillach ou Drieu. Pas plus sur celle de Limonov.

Le livre qu’Emmanuel Carrère lui consacre se lit avec autant d’intérêt que de plaisir. Le personnage, qualifié souvent du titre de héros, est peint assez crûment pour permettre des pages remarquables, comme celles où on le voit interviewer Karadzic (psychiatrist an poet, comme dit la BBC) puis décharger dans la joie le chargeur d’une mitrailleuse sur Sarajevo assiégée.

Carrère se moque avec raison de ceux qu’il appelle « les esprits subtils ». Il nomme ainsi ceux qui marquent soigneusement leur volonté de ne pas céder à la pensée unique, au politiquement correct, aux impasses de l’opinion courante. Cette posture permet toujours, au nom de la complexité des choses (« ce n’est pas tout à fait aussi simple », disent-ils), de justifier Poutine par la nécessité de ne pas humilier les foules qui ont cru aux idéaux de Staline ou les crimes du colonialisme par le contexte historique. Entre non-dupes et franches canailles, nous connaissons tous de ces adroits commentateurs à qui ont ne la fait pas et qui sont revenus de tout. Les uns disent mezza voce que le Maréchal voulait sauver les meubles, les autres que le KGB n’était qu’une forme exotique de l’ENA, que Salvador Allende était un doux rêveur qui mettait les équilibres géopolitiques en péril, ou encore que les cubains se passent volontiers des libertés formelles.

Carrère dénonce ces discours de faux-culs, mais lui-même nous confie son « émotion » et son « malaise » devant la parodie de jugement du couple Ceausescu et son exécution sommaire. Il dit « son trouble » après Timisoara et les manipulations grossières de l’opinion par les ex-staliniens reconvertis en nouveaux démocrates, dans la Roumanie de 1990. Il nous rappelle aussi les flottements de l’opinion (et la sienne) à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, quand « la répartition des rôles entre les bons et les méchants ne s’imposait pas avec évidence ».

Il se reconnaît une vertu, cependant : la circonspection. Ainsi nomme-t-il finement le fait qu’il se méfie de lui-même : Les circonstances, dit-il, auraient pu en d’autres temps  le « pousser vers la collaboration, le stalinisme ou la révolution culturelle ».

Emmanuel Carrère prend donc sa part du travers des « esprits subtils », assumant pour lui-même le risque de l’erreur de jugement, dans ces moments décisifs de l’histoire où l’on ne distingue pas facilement entre chiens et loups, à l’heure où tous les chats sont gris.

« Tout se vaut », disent les esprits subtils. Tout, c’est-à-dire rien. L’auteur dénonce ce relativisme cynique, mais il n’en est parfois pas loin quand il constate que « la roue tourne » et que facilement « les rôles s’échangent entre bourreaux et victimes ».

L’erreur est certes humaine, mais nous avons en tête la leçon que nous donne Lacan, dans son apologue des trois prisonniers (2). Le cas Limonov (comme d’autres) brouille les pistes du choix éthique, à partir de la singularité.

Je ne peux conclure ce billet sans affirmer que ce livre est un grand livre, qui mérite la reconnaissance que le public et les critiques lui assurent. Mais je m’arrête ici sur la présence assumée de l’auteur dans son livre, sur sa motivation personnelle dans ce qu’il décrit si finement, soit le lien entre une œuvre, un homme et une vie.

Emmanuel Carrère, auteur d’Un Roman russe, fils de sa mère mais aussi petit-fils de son grand-père, écrit dans celui-ci : « La folie et l’horreur ont obsédé ma vie ».

Parlant de Limonov, il s’excuse à chaque occasion de ce qui le lie au personnage auquel il consacre quatre années d’un travail minutieux, avec tant d’énergie et tant de talent. Il s’excuse de ce qui est tout simplement une trouble fascination, répulsion comprise. Ainsi s’étonne-t-il à longueur de pages de ce qu’il sait pertinemment et qui motive au fond son travail : le constat que le salaud est (aussi) un chic type et que dans ce « couchant des cosmogonies » (3), un héros est (nécessairement) fasciste.

 Publié dans le N°87 de Lacan Quotidien

 (1) Emmanuel Carrère : Limonov, P.O.L éditeur, 2011

(2) Jacques Lacan : « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Ecrits, Éditions du Seuil, 1966 page 197

(3) Jules Laforgue : Complainte sur certains ennuis

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