Lumière de Çiva par Philippe De Georges

Tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle (1)

Invité à commenter cette phrase de Lacan pour une réunion nationale d’Uforca, j’avais pris les chemins d’Angkor et Luang Prabang. C’était mon programme : je m’y étais donné rendez-vous depuis l’adolescence, après avoir lu chez Elie Faure des pages superbes sur les Apsaras et la grâce sensuelle de leur demi-nudité, contemporaine de notre art roman (2). J’avais rêvé aussi sur les errances de Malraux (3), essayant de saisir dans ses griffes de prédateur quelques divines danseuses, étreintes depuis des siècles par les lianes de la jungle à Banteay Srei.

A présent, j’avais là, sous les yeux, cette sorte de nouage aporétique entre ruine et racine, qui ne fait pas seulement signe d’une sorte de liaison pulsionnelle, d’intrication d’Eros et Thanatos. La ruine témoigne pour l’homme ; mais elle dit aussi que son œuvre est périssable. Elle persiste pourtant, et même réduite à cet état, elle émeut et bouleverse, satisfait l’esprit tout en touchant le corps. Elle le fait même plus sous cette forme délabrée, qu’à l’heure où triomphaient les ors et la vanité des rois, par le sang et la sueur des esclaves. Poétique des ruines, diraient à l’unisson, ou presque, Diderot et Bachelard. Jouissance, donc, que nous procure cette présence humaine menacée, puisque toute civilisation est mortelle, et renaissance inépuisable dont ces racines sont indice, puisque “toute théorie est grise, mais (que) l’arbre de la vie renait toujours (4)”. Ces rejets de vie sont à la fois répulsion (de l’homme et de sa trace, par la nature) et relance : les Banians brisent les temples aussi sûrement qu’ils en tiennent les murs debout, comme Çiva elle-même détruit et régénère. La jungle n’a rien d’un vert paradis…

Sur les rives du Mékong, les temples vivants et florissant de Luang Prabang m’avaient donné à voir d’autres figures, qui loin de résoudre l’énigme et de dissiper l’opacité susdite, ne faisaient que les redoubler : ici, un Bouddha indéniablement androgyne, comme Lacan a pu le décrire, le regard mi-clos sous sa paupière baissée ; là, vendant les billets d’entrée un surprenant transsexuel… La sagesse de Bouddha, mirage d’une élision de la castration, trouvait son pendant dérisoire dans l’impasse vivante d’une lady-boy de rencontre.

Si j’avais cru que l’Asie me dirait le fin mot de l’affaire, j’en aurai été pour mes frais : la connaissance est trompeuse et c’est bien ce constat qui conduit Lacan à dire que « tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle ». Il valait mieux faire retour au texte, à la lettre. Il y a longtemps que l’Orient a livré son secret : sa lumière n’éclaire pas mieux les embrouilles, où se débat le parlêtre, que notre propre tradition. Le mot manque, ici comme là, de structure, et …

« le jour n’est (toujours) pas levé (5) ».

Philippe De Georges vous invite à poursuivre le voyage, avec un petit film, associé à sa Chronique, en cliquant ici.

(1) Jacques Lacan,  Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome », Leçon du 13 janvier 1976, 2005, p.64.

(2) Elie Faure, Histoire de l’art, Le livre de poche, 1964.

(3) André Malraux : La voie royale, Editions Gallimard, La Pléiade, Œuvres complètes, tome I, 1989.

(4) Ibid.

(5) Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XIX, « …Ou pire » , Le seuil,  2011, p.33.

 Publié dans le N°80 de Lacan Quotidien

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