Mélancolie, Lars Von Trier, Hitler, une femme andalouse par Enric Berenguer

Le génie de Lars von Trier a choisi le scénario d’un mariage pour y faire évoluer le personnage qui incarne l’idée qu’il s’est fait de la mélancolie. Et il faut dire que c’est un choix très opportun.Le banquet de mariage est, en effet, un lieu où le jeu des semblants qui entourent cette célébration du rapport sexuel, supposé existant au moins pendant quelques heures, se mobilise avec toute sa puissance de production de croyance à un bonheur, pas seulement possible, mais on dirait réalisé. C’est là justement où la phallophanie est attendue, en particulier, dans la figure de la femme qui vient de se marier, affichée dans son corps offert à tous les regards, ce jour là sans honte, puisque on dirait que tout, pendant quelques heures, fait lien, pas seulement entre la bride et le groom, mais aussi entre tous les convives qui y participent, dans la contagion de la joie, la solennité des toasts, la générosité calculée du bal.

Mais, au moment même où le bonheur de la mariée est le plus attendu par tous, la planète Justine fait irruption pour montrer l’inanité de tout lien, l’inutilité de la beauté tout autant que de la bonté, la vacuité des discours que tout le monde est prêt à prononcer, le ridicule des mots dont l’amour se sert pour se dire. Bref, pour détruire tous les semblants avec l’arme mortelle d’une jouissance sans limite et dont l’opacité fait tache dans le tableau de ce petit monde.

Avec une maîtrise complète de la mise en scène, von Trier nous montre comment la brillance phallique qui au début remplissait tout, se reflétant sur chacun et sur chaque menu objet, se tarit rapidement et reste sans remède lorsque celle qui devait occuper le centre de cet univers d’apparence, refuse de tenir sa place, et oppose à l’avidité des regards, soit une dérobade affolée, soit une présence complètement opaque, de pierre.

Proche au début de quelque chose qui ressemble à de l’angoisse, mais qui très tôt révèle être un trou béant beaucoup plus profond, cette présence prend ensuite une tout autre allure, dont la brutalité nous fait songer aux échos sadiens de son nom de Justine, même si dans ce cas, il n’est pas question de la vertu, ni d’une victime du vice. Assez rapidement on découvre qu’il y a en elle, au delà de toute justification, une satisfaction mortelle à laquelle cette femme se livre et qui par moments se révèle dans toute son obscénité, sa cruauté déchaînée.

De l’objet dont il s’agit, il en est dit quelque chose dans cette oscillation marquée entre, d’une part, le regard absent de Justine sous les yeux des autres (avec ses propres yeux à demi fermés qui semblent enclore sa lumière presque éteinte, mais aux lueurs qui sans doute jaillissent d’un feu froid qui l’habite) et, d’autre part, l’éclat de ce moment triomphal, où elle s’offre nue à cet œil immense qu’est la planète qui approche, et qu’elle est la seule capable de regarder en face, tombés tous les voiles, abandonnée elle-même à une jubilation fascinée. C’est peut être la promise de l’extinction proche, présente dans cet astre assassin qui surplombe le ciel devant de Justine, ce qui ôte quelque chose à ce corps trop plein de sa propre substance, avec la conséquence faussement paradoxale qu’elle peut reconnaître qu’elle jouit, qu’elle se réjouît, elle est capable, enfin, de le ressentir, dans l’instant même de son alliance sans retour avec une mort universelle. Cela va finir, elle le sait, et elle le dit, par cette chose mauvaise qu’est la vie sur la Terre, une anomalie, la seule dans un Univers éternellement vide. Le dire de Justine qui parle, comme l’écrit Lacan dans « Subversion du sujet », à la place « d’où se vocifère que l’univers est un défaut dans la pureté du non-être », place de la jouissance elle-même.

À l’opposé de cette destruction de tout lien possible par Justine, sa sœur Claire est conçue pour incarner l’effort incessant pour faire lien, pour faire tenir, moyennant l’amour, la supposition d’un Autre, même quand sa disparition pour toujours s’avère assurée. Et le subtil observateur qu’est von Trier réussit à montrer brillamment l’opposition radicale entre ce que Justine présentifie et l’angoisse de Claire comme un affect profondément lié, aux moments les plus extrêmes, à l’Autre, dans ce qui est sans doute l’une des faces les plus tenaces de ce que nous reconnaissons comme humain : ce lien qui résiste quand il semble ne plus rien en rester.

Justine m’a fait penser à une femme que j’ai rencontrée récemment en Andalousie, lors d’une présentation de malade. À un moment, sachant que personne d’autre n’allait l’entendre, elle me fit cet aveu terrible, de ce qui a motivé une déjà longue série d’actes suicidaires de sa part, contre laquelle la psychiatrie semble lutter avec des moyens qui semblent futiles face à sa détermination à se détruire. Elle me dit : « Je veux mourir parce que je n’aime personne ». Ce « je n’aime personne » est la certitude qui s’est imposée à elle quand, avant ses dix-huit ans, elle s’est vue emmener l’enfant qu’elle venait d’avoir d’une relation avec un copain du même âge. Enfant qu’elle avait eu finalement, sans que son père eut autre chose à dire que garantir qu’il allait être bien reçu par la famille, sans regrets, sans reproches ; cela, sur fond d’un silence de la mère, sur lequel cette femme n’a rien à dire, sauf son propre silence également criant. C’est donc à ce moment précis, quand elle devait prendre cet enfant dans ses bras, qu’elle, bien aimée de son père, aussi bien que de ce « bon garçon » qui l’avait laissée enceinte, s’est sue incapable d’aimer ce fruit sorti de son ventre. Ce qui l’a fait sombrer immédiatement dans un refus décidé de toute vie, notamment de la sienne.

Cette femme andalouse, au regard aussi éteint que celui de Justine, a aussi une espèce de planète morte et mortelle où elle habite. Après tant d’années (plus de vingt) à vivre dans ce rejet de tout ce qui est vivant, et surtout de tout ce qui peut lui rappeler l’amour des autres et qui lui provoque une douleur indescriptible – au point qu’elle refuse toujours de recevoir son fils qui va la voir à l’hôpital – , elle a fini par penser que, au fond, elle est morte, elle est une zombie, dont l’absence de vie est devenue une puissance active, épidermique, avec pour conséquence que, au bout de quelque temps, tous les espaces qu’elle fréquente ne sont peuplés que par des êtres aussi morts qu’elle même, êtres dans lesquels toute vie a disparu au contact de la force mortifère qui gît dans son corps. C’est peut-être parce qu’elle me croit, un moment, pas encore mort, qu’elle me fait témoin de ce qu’elle n’a voulu dire à personne.

Zombie ou pas, c’est le vide absolu de la forclusion – qui a avalé tout sentiment de la vie dans cette femme – qu’on ressent puissamment à l’approcher, à lui parler, à l’entendre. En elle, comme en Justine, se produit cette sorte de transsubstantiation qui fait que le vide de la forclusion devient le plein infini d’un objet non extrait, lequel remplit tout sans remède, comme cette « laine grise » que le personnage de von Trier dit avoir l’impression de traverser quand elle essaye de combattre l’inertie de son corps pour se déplacer.

C’est peut être ceci, la planète meurtrière : le rond du zéro, indice que Lacan a mis au pied du Phi, pour designer les conséquences sur l’élan vital de ce même zéro de la forclusion qui troue la base de la P au lieu du Nom du Père. Rond vide qui, par un effet de retour du réel, devient cet objet écrasant, sans limites, parce que non extrait de la scène du monde, aussi que du corps du parlêtre. Logique implacable que Jacques-Alain Miller, il y quelque temps, nous a aidé, justement, à extraire de l’enseignement de Lacan, pour nous permettre d’y voir dans un éclair le fonctionnement, souvent invisible parce que trop présent, de l’objet dans la psychose.

Il s’agit donc d’un trou bien dangereux, en lui même pour tout ce qui en lui, fait retour. Ce qui nous fait penser aux bêtises proférées par von Trier à propos d’Hitler au cours d’un entretien à Cannes. Le génie de l’artiste, toujours bienvenu, ne suffit pas du tout quand on approche cette zone sensible. Il faut bien faire attention, en effet : le moins qu’il puisse arriver à celui qui le fait, est qu’il déconne. Ou pire.

E.B. Barcelone.

Publié dans le N°87 de Lacan Quotidien

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