L’amour au temps du  « Tout le monde couche avec tout le monde », Le savoir de Christophe Honoré  (Partie I & II)  par Marie-Hélène Brousse

(Partie I) 

« Tout le monde couche avec tout le monde », c’est une formule extraite du discours analysant caractérisant la vie sexuelle au 21ème siècle, organisée par les sites de rencontre qui lui ont imprimée une forme nouvelle, bien au-delà de leur stricte utilisation. La logique de la consommation s’est imposée, et avec elle, celle qui gère tout produit : concurrence, catégorisations (par genre, âges, caractéristiques physiques et psychiques, fantasmes de soi-même et du ou de la partenaire),  labels, date de péremption, recherche éperdue du produit idéal, chute dans l’oubli, solde, bonnes affaires, recyclage. Pseudonymes et par conséquent anonymat y sont la règle, de même que le dépistage des produits frauduleux.

Ce passage de l’ordre familial ou de voisinage, qui jusqu’à présent rendaient possibles les rencontres, à l’ordre mercantile et au système internet mondialiste ne constitue pas en soi une révolution. Il y a toujours eu un marché du sexe, certes confiné et limité. Mais la mise à nu de ses coordonnées et la dominance de la quantification ont produit une transformation qualitative de la rencontre sexuelle. La banalisation, la légalisation et la légitimation de l’homosexualité, la mutation des modes de procréation opérée par la science, aujourd’hui de plus en plus radicalement distincte de la vie sexuelle, ainsi que le développement de grande envergure d’une imagerie sexuelle accessible à tous sur le web, ont eu une quadruple conséquence.

1/ La vie sexuelle est pour le grand nombre totalement affranchie des liens sociaux traditionnels qui la contenaient, donc affranchie du discours, sauf de celui du capitalisme.

2/ Elle est de plus en plus corrélée par contre à l’imaginaire au sens propre, soit à l’image du corps plus qu’au dire. C’est le cas par exemple de la sexualité gay dans les back room qui mobilise les écrans pour diffuser des vidéo porno et proscrit la parole entre les agents : cas extrême certes, mais qui accentue seulement une tendance à l’œuvre dans toutes les autres formes de rencontres.

3/ Elle est de plus en plus proche de la perversion, au sens XIXe siècle du terme. L’expression de Freud sur la sexualité infantile « perverse polymorphe » vaut désormais pour la sexualité adulte qui lui ajoute la dimension d’acte –sexuel- qui la caractérise.  Si la sexualité a toujours été organisée par le fantasme, lui-même pervers, elle déclare aujourd’hui sans refoulement  ses pratiques elles mêmes dans l’Autre et se réclame de cette polymorphie.

4/ On peut donc y voir une extension du domaine du passage à l’acte.

Qu’est devenue, dans ce nouveau contexte où la jouissance est affranchie de la croyance au rapport, la dialectique du désir et de l’amour ?

Le cinéma français connaît actuellement un renouveau remarquable, dans des genres différents. Deux auteurs s’imposent par l’œuvre qu’au fil des années ils développent. L’un est Desplechin, né en 1960, l’autre Christophe Honoré, né en 1970. Ce dernier, de dix ans plus jeune, homme de théâtre, écrivain et cinéaste, délivre au fil de ses films un enseignement serré et sérieux sur cette question que le discours analytique pousse aussi à traiter à partir de la présence de ces nouveaux modes de jouir dans la parole et le dire des analysants.  Dans le contexte du « tout le monde couche » que devient l’amour ? C’est cet enseignement que je souhaite mettre ici en lumière.

La production cinématographique d’Honoré prend place entre 2001 et 2011, soit 11 films. J’en retiendrai 6 : Ma mère, d’après G. Bataille (2004), Dans Paris (2006), d’après Franny et Zooey de J.D. Salinger, Les chansons d’amour (2007), La Belle personne (2008), d’après La Princesse de Clèves, L’homme au bain (2010) et Les Biens-aimés (2011). Les acteurs sont le plus souvent les mêmes d’un film à l’autre et notamment Louis Garrel, incarnant la masculinité propre à ce début du XXIème siècle.

Ma Mère réinterprète Bataille, l’inscrivant dans un cadre très précis, un condominion de vacances en Espagne, et déploie les voies perverses de la sexualité, de façon assez classique. L’écho s’y fait entendre de La philosophie dans le boudoir, l’initiation étant non celle d’une jeune fille, mais d’un ado, voué à sa mère, elle-même dans le rôle de l’initiatrice. La phrase de Lacan concluant Kant avec Sade est vérifiée : «  Quoi qu’il en soit, il apparaît qu’on n’a rien gagné à remplacer ici Diotime par Domancé, personne que la voie ordinaire semble effrayer plus qu’il ne convient, et qui, Sade l’a-t-il vu, clôt l’affaire par un Noli tangere matrem. V… et cousue, la mère reste interdite. Notre verdict est confirmé sur la soumission de Sade à la Loi. »[1] La fin du film répond au même interdit : le fils ne couchera pas avec la mère ; il se masturbera en sa proximité, au moment même où elle s’ôte la vie, et une fois encore, ultime, à côté de son cercueil.  Le film est encore très pris dans la référence à Bataille, même si quelques éléments annoncent les thèmes que la suite de l’œuvre va développer : importance du masochisme, présence fondamentale de la mort, et trio d’un nouveau genre. Par ailleurs un style se fait jour, fait d’un regard attentif et neutre sur la quotidienneté, c’est à dire à la fois sur les objets, les mots de tous les jours, les signifiants et la langue d’une génération, les lieux contemporains. Fait aussi d’une extrême précision des dialogues. Une scène d’Isabelle Huppert au balcon évoque Buñuel et Deneuve dans Tristana : il y  a toujours des références cinématographiques qui ouvrent des lignes de fuite et enracinent cette modernité brute dans les œuvres passées, modernité qui les éclaire autant qu’elles l’éclairent. C’est d’ailleurs une méthode de pratique du décalage propre à l’art contemporain : qu’on pense à « For the love of God » de Damien Hurst : Interprétation réelle, telle que la définit Jacques-Alain Miller.

Avec Dans Paris, conçu en même temps que Les Chansons d’amour, commencent vraiment les choses sérieuses. Le couple parental : séparés, la mère s’en est allée refaire sa vie, elle est belle, elle est une femme, désirante. Le père, resté seul, à la maison fait la mère. Il achète le sapin de Noël, il fait le marché, il n’a comme pauvre arme à la détresse des fils que le bouillon de légumes et la sole meunière : qu’ils mangent, qu’ils ne sautent pas par la fenêtre. Il échoue sur le canapé en demandant au cadet de remplir son rôle auprès de l’aîné. Il appelle la mère à l’aide. Elle saura les faire parler du mal qui les ronge : mal d ‘amour impossible, en grande part de leur fait. On appelle la mère mais c’est la femme, perdue, qui arrive, et qui repart en claquant la porte. « As-tu jamais entendu partir maman sans claquer la porte ? » dit le plus jeune des fils au plus âgé. Le  père est vieux, à la retraite, au propre et au figuré. Dans cet appartement si familier, il s’ancre dans les gestes quotidiens et les objets utiles. Il veille, impuissant devant la douleur. La fonction paternelle, si on peut encore utiliser ces termes,  s’est réfugiée dans un deuil : une fille, une sœur, qui s’est tuée à 17 ans et dont la place vide ordonne chez chacun un désordre qui lui est propre.

L’enfant morte, dans Les Chansons d’amour et les Biens-aimés, le mort dans La Belle personne, fonctionnent comme axe : un monde endeuillé à jamais, mort hors sens, donc seule véritable limite à la continuité stupide de l’existence. Les fils sont obsédés par l’être de l’amour, que Dans Paris réduit à la question suivante : est-il vrai que se jeter d’un pont la nuit, après avoir ôté soigneusement ses habits et ses chaussures, dans l’eau noire et glaciale, est la preuve qu’on aime ? En sera-t-on capable ? ou encore dans La Belle personne, est-ce que se jeter dans le vide de la cour du lycée est la preuve qu’on aimait ? ou encore dans Les Bien-aimés, est-ce qu’avaler des médicaments pour mourir seule dans la promiscuité d’un bar d’hôtel est le signe de l’amour, invivable ?  La réponse est non. Après s’être jeté du pont, on a juste froid, si on est vivant, on n’est qu’un peu de sang balayé par le concierge du lycée, si on est mort. La vie continue, un peu trouée.  Pas de preuve de l’existence d’un sens par l’amour.

Et le désir ? C’est différent : ça bande, ou pas, ça mouille ou pas. Le problème, on le sait depuis toujours,  est que ça ne dure pas au delà de la satisfaction des corps, n’importe lesquels d’ailleurs, puisqu’ils sont fragmentés en autant de morceaux un instant fétichisés ; là le sens est évanescent, évane-sens. On ne retrouve que la vanité de la chair, que l’homme de plaisir de la fin du 16ème et du 17ème siècle, eux-aussi chaotiques, avait déjà poussée à ses ultimes conséquences. La vanité du plaisir irrésistiblement renvoie à la question de l’amour. La différence avec les solutions des siècles passés est là. La mort signait le sérieux de l’amour, en rendant réel le rapport sexuel illusoire. Ce n’est plus le cas. La mort ne réalise plus rien, pas plus l’amour qu’autre chose.

 

(Partie II)

 Que reste-t-il dans ce monde dévasté ? La ville, le temps, les objets. La ville, est en effet le refuge des signifiants comme Lacan le dit magistralement en parlant de Baltimore la nuit :

« When I prepared this little talk for you, it was early in the morning. I could see Baltimore through the window and it was a very interesting moment because it was not quite daylight and a neon sign indicated to me every minute the change of time, and naturally there was heavy traffic, and I remarked to myself that exactly all that I could see, except for some trees in the distance, was the result of thought, actively thinking thoughts, where the function played by the subjects was not completely obvious. In any case the so-called Dasein, as a definition of the subject, was there in this rather intermittent or fading spectator. The best image to sum up the unconscious is Baltimore in the early morning. Where is the subject ? It is necessary to find the subject as a lost object. More precisely this lost object is the support of the subject and in many cases is a more abject thing than you may care to consider – in some cases it is something done, as all psychoanalysts and many people who have been psychoanalyzed know perfectly well. ».[2]

La ville est l’inconscient chez Honoré : Paris, New York et une commune de banlieue parisienne dans L’homme au bain ; Paris encore dans Les chansons d’amour, le Paris du trottoir, des pompiers, l’ordre hors sens des déplacements individuels qui ne constituent pas des foules, « heavy trafic » vers, dans, hors du métro et du RER ; Prague, Paris et Reims dans Les Biens-aimés. La ville est le spectateur intermittent, apparaissant et disparaissant, la ville/film dont nous sommes les spectateurs. C’est la première raison pour laquelle le cinéma d’Honoré est un cinéma de l’inconscient d’aujourd’hui : pas l’inconscient de l’interprétation œdipienne, mais l’inconscient-Baltimore.

Où est le sujet alors ? Là se situe une invention d’Honoré. Elle surgit dans une scène de Dans Paris, se renforce dans Les chansons d’amour et triomphe dans Les Biens-aimés. Il s’agit d’un détournement de la comédie musicale (Honneur à Jacques Demy). La chanson devient progressivement le dialogue intérieur, le texte du personnage, l’expression la plus juste possible de son bien-dire, à mi chemin entre Molly Bloom et les monologues des personnages de Racine, c’est à dire, de toutes les façons possibles, poésie. Le sujet est un texte poétique, différencié des dialogues empruntés, eux, aux différentes langues parlées contemporaines les plus vernaculaires. C’est la deuxième raison : le sujet de l’inconscient est textuel.  

Et comme le dit Lacan dans le texte cité, le sujet a pour unique support le « lost object ». Mais au temps du discours capitaliste, les objets où sont-ils ? On ne les perd pas, ils vont au rebus. On les oublie. Ils sont le décorps, ils témoignent du temps qui passe. Reste le fétiche : la paire de chaussures qui fait destin pour la mère dans Les Biens-aimés, le sari rose offert par le père à la fille, la clef, les fesses… et quelques autres, plus lacaniens que je vous laisse trouver. C’est la troisième raison. Nous sommes faits d’objets perdus.

La leçon sur le mode actuel de l’impossible lien entre désir et amour, quelle est-elle ? Elle n’est pas didactique, encore moins pédagogique. Elle scintille ça et là, répondant à la question : que devient l’amour au temps de la victoire de la perversion dans le champ du désir ? Question de chiffre d’abord. Le couple est pulvérisé. On passe de deux à trois : deux garçons et une fille, deux filles et un garçon, deux hommes et une femme… Deux est un reste de trois, et encore il n’est pas sûr que un et un fasse deux. L’amour est une métaphore, donc une substitution, de un qui surgit à un qui choit. C’est la thèse que Lacan démontre dans le séminaire livre VIII à propos de l’homosexualité grecque. « je vous ai expliqué la structure de la substitution, de la métaphore réalisée, qui constitue ce que j’ai appelé le miracle de l’apparition de l’érastès (l’amant) à la place même où était l’éroménos (objet aimé) ». [3]Cette substitution passe par un élément tiers, l’agalma, objet cause du désir, qui donne à chacun la dignité d’objet aimé.

Les situations de lit à trois qui se répètent dans Honoré, (les deux frères et une fille dans la scène finale de Dans Paris, ou encore celle du début des Chansons d’amour, deux filles et un garçon, dans l’Homme au bain deux hommes, une femme ou encore trois hommes,  ou pour finir la scène proprement mortelle, deux garçons, une fille des Biens-aimés,) ne sont pas des scènes où le désir est central, sauf à rabattre le désir sur la rivalité, c’est à dire sur le duel imaginaire.  Sont-elles des scènes d’amour ? Ce qui est sûr, c’est que, pour la plupart, ces scènes trouvent leur dénouement dans la disparition d’une femme qui par là accède au statut d’objet perdu, soit sur le versant de l’agalma précieuse, soit sur celui du déchet.  L’objet perdu remet en fonction le manque, donc le symbolique, là où il n’y avait que le désordre des places et la confusion du désir comme des sentiments, là où l’Autre était complet. Une morte fait fonction de manque là où la castration est déniée, ce qui m’amenait à  voir en elle une suppléance de la fonction nom. Dans ces scènes de lit, souvent un élément est présent, en plus des corps : un livre dans lequel un des protagonistes est plongé. L’écrit joue donc le même rôle séparateur.

Au temps du désir au delà de l’Oedipe, l’amour, sans garantie, fait Loi, par la voie du deuil. L’éthique n’a plus pour maxime « Ne pas céder sur son désir », mais « être dupe du deuil », non parce qu’il garantirait l’amour, mais parce qu’il procure le trou. Tous les protagonistes, vivant depuis l’enfance dans un symbolique qui n’est plus ordonné par le Un de l’exception, mais par les uns qui se valent, savent aujourd’hui qu’il n’y a pas de rapport sexuel, qu’il n’était que le voile jeté sur la jouissance des organes. La perversion sans le père ne permet pas de sortir de l’image et la jouissance y court-circuite la parole et donc le désir.  Honoré aboutit donc à cet « être dupe du deuil ». Une formule proche de celle du dernier Lacan quand il  énonce : « être dupe du réel ». A la récupération de l’objet près : le cinéma comme attrape regard.

[Chronique suivante : Almodovar…]    


[1] Jacques Lacan, Kant avec Sade, in Ecrits, P. 790, Seuil 1966.

[2] Jacques Lacan Communication faite au Symposition International du John Hopkins Humanities Center à Baltimore (USA), « Of Structure as an Inmixing of an Otherness Prerequisite to Any Subject Whatever ». Paru dans The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The structuralist Controversy, dirigé par R. Macksey et E. Donato, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins Press, 1970, pp. 186-195.

[3] Jacques Lacan, le séminaire livre VIII, Le transfert, p. 186, 187. Le Seuil,1991.

 


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