Fenouillard et les iconoclastes par Pierre Stréliski

« Passées les bornes il n’y a plus de limites » répétait à l’envie le savant Cosinus à la fin du XIXème siècle dans la bande dessinée de Christophe La famille Fenouillard.

Cette considération était certes bienvenue au moment où galopait la révolution industrielle et où Mary Shelley écrivait Frankenstein. Une conséquence simple de cette remarque fut en 1905 la séparation en France de l’Église et de l’État : à chacun ses limites.

Cet adage fameux servit plusieurs fois au Dr Lacan d’exemple pour souligner ses démonstrations — avec une petite transformation toutefois : que, passées les bornes il y a la limite, précisément.

C’est la question du féminin qu’il revisite là, après Freud, qui l’entraîne à cette modification de la règle générale de la disjonction, de la séparation entre le borné, le limité, et l’incommensurable, l’illimité, le divin. Du côté des hommes en effet — des hommes comme genre — le hochet auquel ils ont affaire, avec les vicissitudes de son emploi, créent plutôt une limitation, marquée d’ailleurs par l’aspect on / off dudit objet. C’est ce qu’il appelle « J’ai fait jardin à la française des voies de Freud » (Autres Écrits, p. 453). Du côté des femmes au contraire, il n’y a pas cette limite. Et c’est ici que Lacan commence à être Lacan : « Nous avons suivi Freud jusqu’ici sur la question d’un pourtout » (, p. 463), écrit-il. Tout le monde se souvient de sa Télévision : « Les femmes ne sont pas toutes, c’est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt : au point qu’il n’y a pas de limites, etc. » (TV, p. 63)

Donc il n’y a pas de limites et il y a une limite quand même, il y a un au-delà de l’Œdipe qui n’est pas forcément brindzingue, il y a un frayage possible  avec le réel, qui n’est pas celui où la folie peut quelquefois se perdre. « Notre pas tout, c’est la discordance, à distinguer de la forclusion », écrit-il encore.

Et sans doute la folie se déchaîne-t-elle quand le sens veut à tout prix avoir le dernier mot.

Mardi 1er novembre, le siège de Charlie Hebdo a été dévasté par un incendie provoqué par un cocktail Molotov. Le lendemain le site du journal était piraté et sa page d’accueil  remplacée  par une photo de La Mecque et des versets du Coran. Ce journal, qui devait paraître le 2 novembre, avait été rebaptisé Charia hebdo et avait nommé Mahomet comme rédacteur en chef de ce numéro, pour commenter les résultats du vote tunisien et la victoire du parti Ennahda.

Cher Charlie, ton humeur est décidément incendiaire. Tu étais né au lendemain d’un titre célèbre au moment de la mort du général De Gaulle. Qui ne se souvient du « Bal tragique à Colombey : un mort », qui fit interdire ton grand frère Hara Kiri Hebdo ? En abandonnant ta référence japonisante et sacrificielle au Seppuku, au profit de l’apparemment plus placide Charlie Brown, tu ne perdis rien de ta causticité. Le « What’s that supposed to mean ? », épinglé naguère par Jacques-Alain Miller dans l’un de ses cours consacré à la logique est une Tabula rasa spécialement dévastatrice.

Quand cette ironie mordante s’applique  au domaine de la religion elle peut provoquer des tollés.

En 2006, le journal choisit avec courage de publier les caricatures de Mahomet que leurs confrères danois avaient publiées en septembre 2005, s’exposant à une fatwa condamnant cette satyre iconoclaste et provoquant de nombreuses manifestations et réactions d’hostilité un peu partout dans le monde arabe, et pas seulement dans le monde arabe. Le porte-parole du département d’état américain déclarait par exemple : «  La publication de ces caricatures est indélicate et témoigne d’un manque de respect. Les journaux ont eu tort. Il y a une liberté de la presse, mais elle doit s’accompagner de la responsabilité de la presse ». Les journalistes du Syllands Posten avaient d’ailleurs fini  par s’excuser pour avoir pu offenser les musulmans.

La relance de cette affaire par le journal français (avec comme sous-titre : « C’est dur d’être aimé par des cons ») obligea la police à protéger les locaux de Charlie Hebdo, pendant que le Conseil français de le Grande Mosquée de Paris intentait une action en justice contre celui-ci. Les deux partis  furent d’ailleurs également satisfaits  des conclusions de ce procès.

Après l’attentat du 1er novembre dernier, la Grande Mosquée réagit de nouveau, cette fois en condamnant « un acte  qui ne peut en aucun cas représenter (nos) principes de liberté, de tolérance et de paix ». Mais le président du culte musulman d’Ile de France notait : « Nous condamnons cet acte d’incendie mais nous condamnons aussi l’acte de Charlie Hebdo. L’humour a des limites, la liberté d’expression a des limites ».

On pourrait multiplier bien sûr les exemples de la prolifération de l’intolérance, en particulier de l’intolérance religieuse.

Notre champ s’en fait l’écho : il y a actuellement cette pièce « Sur le concept du visage du fils de Dieu » au Théâtre de la Ville à paris dont les représentations doivent être protégées des manifestations hostiles voulant perturber son déroulement. Il y a bien sûr aussi l’incarcération de Rafah Nached en Syrie, signe d’intolérance plus générale de la dictature à la liberté de parole. « La vraie question est de savoir pourquoi la psychanalyse ne prend pas en terre d’Islam. Il le faudrait pourtant, pour assécher la jouissance mortifère du sacrifice », notait Jacques-Alain Miller (3ème lettre à l’opinion éclairée, p. 163) au lendemain de l’attentat du Trade Center, dans un article intitulé « Tendresse des terroristes ».

Une citation du Malaise dans la civilisation de Freud par Pierre-Gilles Gueguen dans le n° 79 de LQ m’a frappé : « Ce qui commença par le père s’achève par la masse ». Le père est massifiant, et aussi ségrégatif : il y a les fils et il y a les barbares. La langue de l’Autre est injurieuse. Le secret de l’insulte, c’est qu’elle vise votre être.

« La religion est faite pour guérir l’homme, écrit Lacan  dans Le triomphe de la religion (p. 87), c’est-à-dire qu’il ne s’aperçoive pas de ce qui ne va pas ». Ce qui ne va pas, c’est le langage et c’est le corps. C’est pourquoi ce qu’il faut combattre, traiter, ce sont les mots et ce sont les images. Les mots qu’il ne faut pas, ce sont les blasphèmes, les images qu’il ne faut pas, ce sont les iconoclasties.

Lacan ajoute : (p. 80) « Les religieux sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi ». Les détails sont en effet toujours divins : aujourd’hui c’est un Witz transformant Charlie en Charia.

Hier c’est une statue du christ sur un chemin de campagne qu’on crût avoir été abîmé par un jeune homme de seize ans, le Chevalier De la Barre. Il fut accusé et condamné à mort pour sacrilège et blasphème. On le tortura, lui coupa la langue et la main droite, avant de le brûler le 1er juillet 1776 et avec lui un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Il fut établi plus tard que la dégradation du crucifix avait été accidentelle et que le chevalier était innocent.

Voltaire s’indigna de cette affaire. Laissons-le conclure :

« Vous vous étonnez sans doute, monsieur, qu’il se passe tant de scènes si tragiques dans un pays qui se vante de la douceur de ses mœurs, et où les étrangers mêmes venaient en foule chercher les agréments de la société. Mais je ne vous cacherai point que s’il y a toujours un certain nombre d’esprits indulgents et aimables, il reste encore dans plusieurs autres un ancien caractère de barbarie que rien n’a pu effacer. Mais voilà comme va le monde.  

Ille crucem sceleris pretium tulit, hic diadema. (Juven., sat. xiii, v. 105.)

Quelques juges ont dit que, dans les circonstances présentes, la religion avait besoin de ce funeste exemple. Ils se sont bien trompés; rien ne lui a fait plus de tort. On ne subjugue pas ainsi les esprits; on les indigne et on les révolte ». (Mélanges, 1776)

Ainsi va le monde, mais out of bounds il y a les femmes et il y a la psychanalyse…

Publié dans le N°85 de Lacan Quotidien

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