Un monde nouveau par Pierre Stréliski

Il y a à Venise comme partout dans le monde sans doute, des agglutinements de foules à certains endroits. Ici, ils prennent un tour encore plus singulier de se constituer dans un décors où la beauté, le charmant, l’intéressant, s’échappent sans cesse dans des perspectives inédites : la promesse d’une calle étroite et sombre et l’illumination d’une place ensoleillée et somptueuse, les campaniles se laissent compter dans la forêt des toits ocres, le grand canal semble ne pas finir quand il débouche langoureusement dans le bassin de Saint Marc, et la lagune elle-même, qui borde la ville, n’est pas une frontière mais une invitation vers la mer. C’est d’ailleurs cela l’histoire de Venise : celle de son expansion continue et de son commerce – c’est-à-dire de ses échanges – avec l’Orient et avec le monde. Sollers le signale joliment dans son Dictionnaire amoureux (p. 209)  en disant qu’à la pointe de la Douane, qu’il déclare être pour lui le centre du monde, “on ne pense plus en latin mais plutôt en grec, en chinois“.

Pourtant les visiteurs d’un jour se regroupent en foule serrée dans des parcours fléchés contenant leur masse dans un espace clos, entre le Rialto et Saint Marc, dans des lieux de culte obligés où les touristes s’entassent comme pèlerins à la Mecque pour pouvoir témoigner ensuite qu’ils ont “fait Venise”. Cette “corpsification” étrange, que décrivait déjà Freud dans sa Massenpsychologie est en ce moment encore plus bizarre dans un autre lieu de culte obligé : devant le Pont des soupirs. De tous temps, les touristes se sont pressés sur le pont della Paglia qui est parallèle au célébrissime petit pont clos reliant le Palais des doges aux prisons. Ils regardent ou peut-être écoutent ce symbole de la misère d’exister, se contentant en secret de cet oxymore entre la grandeur écrasante et hautaine du palais du doge et ce petit pont à son flanc où étaient rejetés les restes, les sanies de la sérénissime. On comprend ce plaisir d’un voyeur innocent de saisir la douleur au sein de la jouissance du pouvoir.

Aujourd’hui c’est autrement, le pont est en restauration depuis deux ans, de gigantesques panneaux publicitaires l’encadrent, l’enchâssent, la fuite de perspective du canal que croise le pont est coupée par une grande bâche bleue qui non sans impudence annonce : “Il cielo dei sospiri“. En effet, la bâche est bleue d’azur parsemée de petits nuages blancs, elle est l’invention sûrement géniale d’un concepteur qui veut faire passer la pilule de la disparition du pont par l’érection d’un ciel de plastique qui lui-même encadre au dessus du pont et sur ses deux côtés et jusqu’à revenir sur la façade du palais ducal des affiches vantant tel ou tel produit, telle ou telle marque. Les marques et les images promues ici changent régulièrement car le prix de la location  de cet emplacement doit être fort cher. Il permet bien sûr d’assurer le financement des travaux de réparation du pont. C’est un point de vue réaliste. Ce que l’on comprend moins peut être, c’est pourquoi les foules continuent de s’agglutiner pour regarder, quoi ? Des affiches ? La disparition perceptible d’un objet de  culte ? Ils regardent pourtant. Mais non, j’ai trouvé ce qu’ils font : ils tournent le dos. Ils tournent le dos au bassin de Saint Marc, à l’équilibre miraculeux de San Giorgio, à la ligne lointaine du Lido et à la promesse derrière elle de la mer Adriatique.

Je me dis que ce tableau d’un groupe de personnes qui tournent le dos a exactement la même structure que le tableau de Giandomenico Tiepolo qui se trouve au deuxième étage du Ca Rezzonico Il Nuovo Mondo.

Sa composition est énigmatique : une trentaine de personnes de dos regardent on ne se sait quoi. Seuls deux personnages sont de profil, le peintre et son père, en plus d’un petit enfant qui est de face et d’un pulcinella sur le coté qui cherche à voir ce que les gens regardent. Il y a des commentaires multiples de ce tableau – un écrivain, Vincent Delerm, a même écrit un roman à partir du mystère qu’il dégage -, la plupart conviennent que c’est un  tableau pessimiste sur ce qui va se passer : on est en 1791, six ans avant la chute de la République. “L’artiste semble observer découragé la foule qui accourt vers le monde nouveau, à la recherche de nouvelles illusions, d’une vie fausse et artificielle”, écrit par exemple Michelangelo Murano (Civilisation des villas vénitiennes, 1999, éd. Des Victoires).

En tout cas ces personnes de dos attendent manifestement quelque chose. “Ils parlent avec leur corps“, pour reprendre une expression de Jacques-Alain Miller concluant Pipol V. Que disent ces corps ? Que montre ce tableau ? Foucault dans son commentaire des Ménines – autre tableau célèbre – insistait en 1966 sur la place du sujet à la fois regardant le tableau et à la fois regardé par lui. L’axe principal provient d’un petit miroir au fond qui renvoie le regard vers le sujet regardant. Ce sujet n’est pas visible, il est élidé du tableau mais il en est pourtant le centre. Quarante trois ans plus tard Daniel Arasse, reprenant dans le bien nommé On n’y voit rien l’analyse de Foucault précisait (p.209) qu’on pouvait certes s’intéresser au statut du sujet représentant – point de départ du texte de Foucault – mais qu’on pouvait aussi s’intéresser à l’objet représenté par la représentation – il explique qu’il y a un aspect “historique” de ce tableau exécuté pour la gloire d’un roi d’autant plus grand qu’il est invisible et qu’il y a l’aspect structural plus général que décrit Foucault qui donne à ce tableau sa dimension intemporelle de chef d’œuvre. On pourrait dire que, de la même façon que le plan des Ménines est en avant du  tableau, le plan du Monde Nouveau – comme celui de la scène du Pont – est en  arrière du tableau. On pourrait dire que Les Menines mettent en scène la métaphore du sujet et que le Nouveau Monde met en scène la métonymie de l’objet.

Le sens du tableau de Tiepolo c’est : Quelle est la perspective ? Elle est pour les commentateurs “classiques” pessimiste. Elle est peut être pourtant la possibilité d’une terre nouvelle. Elle pourrait être aujourd’hui pour les spectateurs du pont une impasse, celle de la fascination devant les objets que la publicité propose à leur consommation.

Mais notons que Sollers a soigneusement choisi de ne pas mettre d’entrée “Pont des soupirs” dans son dictionnaire amoureux de Venise. Notons enfin qu’hier on a enlevé les bâches. Le pont est réparé. Les gens vont pouvoir retrouver leurs soupirs.

Publié dans le N°78 de Lacan Quotidien

 

Clin d’œil sur le Dictionnaire amoureux de Venise, par Philippe Sollers paru chez Plon.

L’INA propose d’écouter, l’entretien d’Olivier Barrot avec Philippe Sollers depuis le café “Le Rostand” dans le 6ème arrondissement de Paris, pour parler du sujet de son livre.

Des croquis de la ville illustrent leurs propos. Cliquez ici pour le découvrir.

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