Ravage contre le Pacifique ?  Nathalie Georges

Amy Chua, L’Hymne de bataille de la mère Tigre, Paris, Gallimard, 2011, 294 pages.

Si vis pacem…

S’il existait un paradigme dans les sciences – plurielles et molles – dites de l’éducation, je voudrais que ce fût elle, Amy Chua : une mère qui s’assume comme telle.

S’il y avait une médaille de la meilleure mère, pas sans son revers, la pire, si non que la meilleure est peut-être justement celle qui consent à incarner la pire, la bad enough qu’Eric Laurent nous invitait à considérer derrière la good enough de Winnicott, je voudrais qu’on la lui décernât.

Mais qui est Amy Chua dont cette Selbstdarstellung (saga d’une mère américaine héritière de la tradition chinoise) a fait ce qu’on appelle un malheur, en 2010, aux US ?

En un sens elle nous a tout dit de ce qui a inspiré et porté son action éducative dans le milieu familial qui était le sien.

Après l’éducation, voici le compte-rendu, sa pratique passée au crible de sa mémoire et de son jugement. Ce n’est pas qu’elle se justifie ni qu’elle avoue, se repente, ou se vante. En un sens, on peut dire qu’Amy Chua, la mère, simplement se présente, cherchant à comprendre et bien dire ce qui l’a fait ne jamais dételer  durant ces vingt ans où elle n’a pas cessé d’élever ses filles, c’est-à-dire l’une, puis l’autre, et toujours aussi les deux, sous le regard de Jed, leur père (son mari) et dans une conversation permanente avec celui-ci. Catharsis, ce livre dont l’écriture s’est imposée à elle ? Elle semble le dire, et que « les filles » y ont même mis leur grain de sel.

Ce document est pour moi une passe, exemplaire en ce point où une mère s’étant accomplie dans sa perfection, passe la plume à la femme qu’elle abrite.

Reste, en effet, le pas-tout. Amy en esquisse le contour : elle a rempli son contrat avec « elle-même », ce mixte d’Idéal du moi et de surmoi porté à l’incandescence, au quotidien entendu comme une somme de jours fait d’un certain nombre d’heures c’est-à-dire de minutes et de secondes dont pas une n’est à perdre, donc chacune doit être dévolue à cela même qu’on veut parce qu’on le désire puisqu’on l’a choisi et résolu, cela que l’on préfère et que l’on se doit donc d’accomplir, quels que soient les obstacles que l’on rencontre.

Passe ?

Elle n’a jamais reculé, jamais. Avec une foi inébranlable, étayée sur ses doutes mêmes, elle a enveloppé ses filles dans l’étoffe de son désir aussi résistante que la toile de parachute (ou le fil de l’araignée) et, sans le savoir, désirant à toutes forces qu’elles soient les meilleures qu’elles ne pouvaient pas ne pas être, elle s’est accomplie, aussi lucide qu’aveugle et presque sourde, terriblement vivante elle a, d’impatience en détermination, très lentement et à son insu accouché de l’autre, la troisième, celle qu’elle ne savait pas qu’elle était.

Disons qu’elle s’est assumée, et qu’en écrivant cet Hymne qui ne célèbre finalement aucune victoire ni aucune défaite, elle a franchi les identifications qui l’ont faite et qu’elle s’est extraite de ces peaux, une à une, sans en avoir eu, au moment, la moindre aperception, mais à grands frais – pour ses proches comme pour elle-même (mais n’est-ce pas toujours et nécessairement le cas ?), dans sa vérité dont elle nous offre, maintenant, une version épurée, parfaitement lisible, épatante, vibrante, effarante, tonique. Elle ne met pas d’eau ni de vin dans son thé, mais admet le partage : valeurs éducatives chinoises en deça de la majorité, valeurs occidentales au-delà.

Elle n’est pas sans nous faire entendre aussi, sur la fin, son désir de lire ce qu’un jour peut-être Jed, son époux et le père de ses filles, qu’elle a su dans ce livre rendre présent et très mystérieux, lui, écrira ? Lui écrira ? « c’est ton tour », semble-t-elle lui dire, dans le silence reconquis par ce livre qui est un témoignage inoubliable.

Attend-elle, secrètement, Amy, que Jed lui ouvre le monde qui bruisse entre Cracovie et Cracovie, pour peu que l’on croie désirer se rendre à Lemberg, et qu’il y a là peut-être plus d’irréductible encore qu’entre les traditions éducatives chinoise et américaine, à moins qu’il ne s’y trouve, outre le plus et le moins, une autre altérité dont un certain accès au « mi-dire » (cette subversion lacanienne du « mentir-vrai ») serait le degré zéro, ce qui peut être, déjà, en un mot comme en cent, entre certaines lignes de bataille ou de fracture, presque trop dire ?

Publié dans le N°102

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