La guerre jugée par Christiane Alberti

« Qu’était-ce, lui dis-je, que cette guerre ? De folles attaques, sans doute, sans aucune préparation ?

Mieux, dit-il, une cérémonie. Nous étions invités à mourir. […]Nul n’avait d’autre espoir que bien mourir ».

« Voici une scène que j’ai vu une fois, et qui fut sans doute ordinaire, en cette guerre où, comme dans toutes, les opinions qu’on ne dit pas furent le moteur principal. Plusieurs officiers d’artillerie assemblés, parmi lesquels un qui est le plus jeune. On lit une lettre officielle qui demande des volontaires pour l’aviation. Tous les regards vont au plus jeune, qui s’offre comme s’il n’attendait que l’occasion. C’est choisir la mort. Souvent on a demandé ainsi des volontaires, et toujours des mains se lèvent, malgré la crainte, mais je dirais plutôt à cause de la crainte ».

Il m’a été donné de lire ces jours-ci, ce texte saisissant d’Alain, Mars ou la guerre jugée (1), qui m’a laissé une impression déterminée. Un texte fort sur la guerre, écrit depuis l’expérience qu’Emile Chartier en fit à l’âge de quarante six ans, comme engagé volontaire, d’août 1914 à octobre 1917. Le propos vise « la guerre nue », celle qu’il faut avoir vue et pas seulement imaginer, si l’on veut éviter que l’épique l’emporte sur le réel. Parole de combattant : juste à en parler et c’est déjà l’orner un peu trop. Le point de vue est ici définitif, un peu à la manière de l’épopée claustrophobique du film Lebanon où nous sommes entraînés au cœur d’un char israélien lors du premier jour de la première guerre du Liban, le parti-pris de Samuel Maoz étant de ne jamais nous faire quitter ce char. Les ravages de la guerre n’y sont appréhendés que par la lunette du tireur du char.

C’est une mécanique qui ici décide de tout, dés lors que l’homme y prend figure de chose, comme à l’usine où la seule fin est de produire, sans avoir à se poser la moindre question. Les moyens matériels sont aux commandes, les fins transcendantes du combat s’effacent, les raisons se révèlent menteuses dés lors que les hommes ne sont que matière, matériel humain.

La guerre est proprement une passion, nous dit Alain, avec ceci de redoutable que comme toutes les passions, elle est toujours justifiée par les faits. « N’avais-je pas raison d’en faire mon ennemi ? ». Les guerres n’ont d’autres causes qu’elles-mêmes, le plus étonnant est que cette « haine collective est aimée » et que la guerre est obscurément voulue, rêvée, projetée. Et c’est sottise que d’invoquer des intérêts inconciliables, aussi vain que de prétendre, affirme Alain, que les plaideurs sont ennemis par intérêts contraires. Non, ils sont ennemis parce qu’ils plaident, leurs malheurs étant mis au compte de l’autre « celui qui plaide contre moi ne peut avoir le nez bien fait ». La haine nourrit la haine, la guerre nourrit la guerre.

Alors, pourquoi la guerre ? Pour Alain, ce n’est que raisonnement de moraliste que de postuler des difficultés de chancellerie. Raisonnement à courte vue qui méconnait que les sentiments décident de tout, au premier rang desquels Alain nomme l’impatience. Le jeune soldat qui lève la main, pour se porter volontaire, prompt à s’exposer à la mort, se décide non pas en dépit de l’irrésolution dans laquelle il est plongé le temps d’avant, en proie à une terrible souffrance morale, mais à cause d’elle, nous dit Alain, l’irrésolution que Descartes avait épinglée comme le pire des maux humains. A précipiter le sujet dans un engagement, cette décision l’extrait des mouvements intérieurs et une fois accomplie, elle oriente le sujet qui peut y trouver un point d’appui, ce que ne sont nullement les mouvements de la pensée. Par une attitude  d’assertion anticipée, dans le temps même où la résolution est sans remède, le sujet se précipite et devient par là-même la mesure du temps.

Et Alain de préciser qu’il se pourrait bien que cette aptitude à être prompt à suivre son malheur soit du type viril, et que les femmes supportent mieux, quant à elles, l’attente et l’impatience….à méditer.

Surtout, au fil de la lecture, il apparaît qu’Alain ne cherche pas à exciter l’indignation de la belle âme, mais veut seulement retenir ce cérémonial de pur sacrifice, volonté obscure autrement plus puissante que les raisons de haute politique ou de simple défense.  Car, in fine, « nul ne peut répondre qu’un général saura la guerre avant de l’avoir faite ». Comme le dit Lacan (2), si la victoire d’une armée sur une autre est strictement imprévisible, c’est bien parce que « du combattant on ne peut pas calculer la jouissance ». A considérer que les armées ne sont jamais que « des discours ambulants », tout est là : « s’il y en a qui jouissent de se faire tuer, ils ont l’avantage ».

Les tragédies se nouent et se dénouent « par des rencontres, un accent, des gestes, un regard, […] des promesses muettes, des attitudes, des serments muets, une contagion d’homme à homme ». La guerre n’est ni bonne, ni mauvaise. Le propos d’Alain ne juge pas la guerre en ces termes, il ne vise pas à interdire les passions tristes mais il donne au plus juste et de part en part,  témoignage de ce contingent.

(1) Alain, Mars ou la guerre jugée, Paris, Editions Gallimard, 1995. Nous devons à Jacques-Alain Miller d’avoir attiré notre attention sur cette référence peu aperçue, dans son cours L’Orientation lacanienne, « L’Etre et le UN », lors de la leçon du  9 mars 2011.

  1. Lacan J., « Les non-dupes errent », Séminaire inédit, leçon du 20 novembre 1973

Publié dans le N°86 de Lacan Quotidien

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