Quand l’appétit va (I) par Aurélie Pfauwadel

Les émissions culinaires rencontrent depuis deux ans un énorme succès télévisuel, surtout dans la veine de la téléréalité : ainsi, Top chef sur M6, qui départage une douzaine de marmitons professionnels, et MasterChef sur TF1, où une centaine d’amateurs des fourneaux rivalisent devant un jury de grands chefs et critiques culinaires pour empocher 100 000 euros. D’excellentes audiences ont également été enregistrées sur M6 pour Un dîner presque parfait (cinq candidats habitant la même ville doivent, à tour de rôle, inviter les quatre autres), et Cauchemar en cuisine (où Philippe Etchebest, chef d’un Relais & Châteaux à Saint-Emilion, doit aider des restaurateurs à sortir de la faillite en quelques jours). Un sketch bien senti des Guignols de l’info montrait les Français face à leur télévision, en réalité assis sur leur canapé à regarder tourner leur four à micro-ondes.

Que penser de cette boulimie cathodique ? La cuisine est fédératrice : toutes les composantes de la société française peuvent se reconnaître dans cette pratique, quels que soient les origines ou milieux sociaux. En atteste l’inscription du « repas gastronomique français » – qui aurait sans doute mérité un pluriel – au patrimoine immatériel de l’Unesco en novembre 2010, et la mise en place d’une Fête de la gastronomie, qui aura désormais lieu tous les 23 septembre.

Un même plus-de-jouir, la jouissance de l’objet oral, rassemble les téléspectateurs dans la grande communauté des mangeurs. Notons qu’ici, ce sont d’images et de paroles dont ils se repaissent. Cela nous évoque l’apologue de Lacan à la fin du Séminaire XI, qui commence ainsi : « Dans la fable que je lisais, quand j’étais petit, dans les images d’Épinal, le pauvre mendiant se régale, à la porte de la rôtisserie, du fumet du rôti. » On regarde, on écoute et on salive, tous ensemble et surtout chacun pour soi, alléchés par ce fumet télévisuel, fait d’images et de signifiants.

Ces émissions de cuisine-réalité constituent un genre de Ratatouillepour adultes : « Tout le monde peut cuisiner », telle était la phrase clef de ce dessin-animé (Pixar, 2007) –  phrase fétiche, également, de Jamie Oliver, le très populaire et télévisuel cuisinier anglais. Ces émissions s’insèrent en effet dans un mouvement beaucoup plus vaste : les librairies débordent de livres de cuisine plus appétissants les uns que les autres, à tous les prix et formats, verrines fournies ou pas. Les offres de cours de cuisine se multiplient. Les magazines proposent toujours leurs fiches détachables, et leurs dossiers spéciaux pour concocter soi-même, en 30 minutes, la terrine de foie gras ou la galette des rois.

   MasterChef, surtout, surfe sur cette promesse spécifique à la téléréalité : il est possible de changer de vie, moyennant un coaching approprié ; une personne ordinaire peut devenir un grand chef en quelques semaines. Thierry Marx, chef étoilé innovant, l’indique : « Quand tu perds ton emploi, que t’es dans la merde, que tu veux t’en sortir, être ton propre patron, à quoi tu penses ? 50 % des gens pensent à un truc en rapport avec la bouffe. (1)» Sans doute s’imagine-t-on ainsi ne pas se faire dévorer par la vie, et que les choses s’arrangeront en donnant aux autres (à l’Autre) ce qu’ils veulent manger.

Ces émissions peuvent aussi refléter ou exprimer les enjeux contemporains liés à l’acte de se nourrir. On se souvient de Jean-Pierre Coffe, et de ses célèbres coups de gueule contre l’uniformisation et l’industrialisation de notre alimentation, dans l’émission Ça se bouffe pas, ça se mange sur France Inter. En réaction à l’impérialisme des chaînes de fast-food et à la diffusion de la junk food dans nos habitudes alimentaires, il promouvait un retour au goût et aux aliments du terroir. Il est indéniable qu’un monde gustatif sépare parfois une tomate insipide, produit de l’industrie agro-alimentaire, et une tomate cultivée de manière artisanale par un petit producteur local. Coline Serreau, dans son filmSolutions locales pour un désordre global (2010) montrait ainsi le scandale de la réglementation portant sur les semences qui oblige les paysans et agriculteurs à ne cultiver que les semences standard et hybrides (donc à racheter chaque année) inscrites au « catalogue officiel » – créant, de fait, un monopole aux mains de quelques grandes firmes agro-alimentaires mondiales. Seuls les intérêts économiques de ces dernières président à cette législation, qui détruit la biodiversité des espèces cultivées, interdit la commercialisation des variétés anciennes ou différentes, et formate ainsi le contenu de nos assiettes.

   Mais ces réactions à l’homologation des goûts par le complexe agro-industriel et la restauration rapide ne datent pas d’hier : le mouvement Slow Food (dit aussi « écogastronomie »), devenu international, a été créé en Italie en 1986 par Carlo Petrini contre ces modes de production et de consommation alimentaires. Il vise la préservation de la cuisine régionale de qualité, ainsi que celle des techniques agricoles, animaux, plantes (et donc semences) associées. Si une philosophie du plaisir gastronomique est mise en avant, l’enjeu est aussi écologique : la production de nourriture doit garder un rapport harmonieux avec l’environnement.

Il existe tout un éventail de mouvements et positions concernant les rapports entre alimentation et écologie. Par exemple, le « locavorisme », mouvement parti de la Côte Ouest américaine, qui consiste à ne s’alimenter qu’avec des produits locaux. Une émission de téléréalité produite au Canada, et intitulé The 100 mile challenge exploite cette idée. Ces mangeurs sédentaires, obsédés de la trace carbone, ont même inventé la notion de « food miles » (kilomètres alimentaires). Détail comique : les locavores tolèrent souvent quelques exceptions, dites « exceptions Marco Polo » (pour le café, le thé, le chocolat et les épices) – il ne faut pas exagérer quand même ! La succession des crises alimentaires très médiatisées (de la vache folle à la crise du concombre), la méfiance envers le modèle agro-industriel de production, poussent les consommateurs à se tourner vers des nourritures indigènes, souhaitant une traçabilité reliant le lieu d’origine du produit au mangeur. En France, les AMAP (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Biologique Paysanne), qui mettent en relation directe acheteurs et producteurs, connaissent un succès grandissant.

   Face à eux, les « cosmovores », qui se revendiquent consommateurs cosmopolites de la nourriture mondiale, pointent le danger de telles pratiques pour l’agriculture des pays en voie de développement. Des deux côtés, le discours est idéologique, et on milite à travers les actes d’achat (le « buycott »). Manger est ainsi hissé à la dignité de l’acte politique. Il n’est d’ailleurs pas facile de décrypter les multiples enjeux liés à l’agriculture de masse, industrielle et intensive. Nous sommes depuis peu 7 milliards d’êtres humains, et il est clair que la surpopulation mondiale et les difficultés à alimenter tout le monde seront parmi les défis majeurs du XXIème siècle. On ne saurait oublier que cette agriculture productiviste a permis, au XXème siècle, une augmentation sans précédent des rendements, permettant d’assurer la sécurité alimentaire des pays développés. Mais certains, comme les communautés de Terra Madre (au sein de Slow Food)  refusent l’équation « plutôt manger de la merde que crever de faim ». Elles dénoncent, à raison, la mafia des industries agro-alimentaires, et visent la mise en place d’un modèle agricole alternatif qui, sans négliger ces exigences d’intensivité, soit plus respectueuse de l’homme dans son environnement.

   On peut bien sûr pointer, derrière l’appellation même du mouvement « Terra Madre », le fantasme d’une terre-mère nourricière suffisamment bonne, et le rêve d’une adéquation sans reste de l’homme à son environnement et à son alimentation. Ainsi, Terra Madre promeut une « mondialisation positive » aux produits agricoles « bons, propres, et justes ». Le goût, l’hygiène et la morale sont les trois vertus cardinales que l’on fait désormais peser sur l’alimentation. Chacun recherche la nourriture bonne pour les papilles, pour sa santé, et pour le monde – ou à l’inverse revendique la pulsion de mort à l’œuvre dans la pulsion orale. Le consommateur est affolé par la multiplicité des messages, et les injonctions contradictoires : « Jouis ! » – oui, mais comment ?

(1) J.-P. Géné, « Cuisine de rue, cuisine d’avenir », lemonde.fr.

Publié dans le N°92 de Lacan Quotidien

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