La matière complexe du pouvoir par Aurélie Pfauwadel

Deux films, cette semaine au cinéma, nous offrent une plongée dans les arcanes du pouvoir : Les marches du pouvoir, de George Clonney, et L’exercice de l’État de Pierre Schoeller. Les coulisses du pouvoir est un thème cinématographique très actuel : les récents films Pater d’Alain Cavalier et La Conquête de Xavier Durringer (sur l’irrésistible ascension de Nicolas Sarkozy à la Présidence), tous deux sortis en mai 2011, invitaient également les spectateurs à voir l’envers du décor.

Les marches du pouvoir, américain, de facture classique, est un film de stratégie, un jeu d’échec où les personnages gardent toujours un ou deux coups d’avance sur le spectateur surpris par les retournements. Stephen Meyers (joué par le charmant Ryan Gosling) est conseiller de campagne du gouverneur Mike Morris (G. Clooney), candidat à la primaire démocrate. Jeune et doué pour la manipulation des médias, il met tout son talent au service de ce candidat qu’il croit sincèrement être le seul capable de « changer les choses ». Le titre original du film (The Ides of March, les « Ides de Mars ») donne un portée plus symbolique à ce Brutus des temps modernes, pas si traitre que cela.

L’exercice de l’État, français, est plus original : la mise en scène moderne et rythmée, les textures sonores, les trouvailles visuelles (tels les SMS surimprimés en mode plein écran) évoquent l’inventivité de Il divo, le film de Paolo Sorrentino (2008) qui retraçait le parcours politique de Giulio Andreotti. Il ne s’agit pas ici d’un film sur la conquête du pouvoir, mais sur son exercice effectif. Qui sont ces hommes qui font fonctionner, au plus haut niveau, ce grand monstre froid qu’est l’État ?

Ces films évoquent tous la suspension des hommes politiques aux lèvres des sondages, et leur aliénation au règne de l’image, du marketing et des médias. La politique est un théâtre, certes : dans la scène d’ouverture de L’exercice de l’État, des personnages cagoulés viennent déposer les accessoires caractéristiques de son décor. Pater, film le plus curieux qui soit, pousse aussi à l’extrême l’idée de politique comme jeu, en utilisant la modalité enfantine du « comme si » : « on dirait qu’Alain Cavalier serait le Président, et Vincent Lindon son Premier ministre ».

Cette primauté du paraître n’est pas nouvelle : elle est constitutive duchamp politique. Maurice Merleau-Ponty, dans Signes (chapitre X), avait cette notation poétique à propos du Prince de Machiavel : « comme des miroirs disposés en cercle transforment une mince flamme en féerie, les actes du pouvoir, réfléchis dans la constellation des consciences, se transfigurent, et les reflets de ces reflets créent une apparence qui est le lieu propre et en somme la vérité de l’action historique. Le pouvoir porte autour de lui un halo, et sa malédiction (…) est de ne pas voir l’image de lui-même qu’il offre aux autres. C’est donc une condition fondamentale de la politique de se dérouler dans l’apparence ».  Les « conseillers en communication » sont désormais ceux qui tentent de maîtriser ce halo médiatique du pouvoir.

Cependant, cette dimension légendaire, fictionnelle, imaginaire du pouvoir n’est pas tout – voilà ce que nous disent ces différents films. Les marches du pouvoir mettent en scène un Clooney candidat lisse et parfait sous les lumières des shows télévisés. Mais l’intrigue le met en jeu, lui, en tant qu’homme, et concerne les hommes (et femmes) de l’ombre, leurs rapports d’amitié, de loyauté ou de trahison. Tel est le point focal de cette nouvelle vague de films politiques : les rapports d’homme à homme qui font grincer la grande mécanique du pouvoir – ou s’y trouvent broyés définitivement.

Ainsi, L’exercice de l’État n’est pas un film sur la politique, mais sur les gouvernants et leur pratique du pouvoir : sur ces hommes qui incarnent l’État et y vouent leur vie. On y suit un ministre des Transports sous pression (Bertrand Saint-Jean, joué par Olivier Gourmet), qui doit toujours avancer, se déplacer, affronter, décider. Ses journées ne connaissent plus de moments privés. Il est profondément seul bien que toujours conseillé. Pierre Schoeller filme la vie concrète d’un ministère, la charge colossale de travail que représente le fonctionnement de la vie politique, à travers le prisme des humeurs de Saint-Jean. Il souhaitait montrer le côté physique et non cérébral de ce métier, l’implication viscérale du ministre, ses nausées, ses ivresses, ses euphories ou colères. La caméra reste au plus près de son corps, humain, désirant et possiblement mortel. Il ne s’agit pas tellement de montrer que le roi est nu, mais de saisir le côté charnel et vivant du pouvoir. Le film mélange réalisme et surréalisme : affleurent parfois les rêves, cauchemars et fantasmes du ministre – telle cette scène onirique, étrange et érotique, où l’on voit une femme nue, sur le tapis du ministère, s’engouffrer avec délectation dans la gueule grande ouverte d’un crocodile.

Tel est le questionnement sous-jacent à ces films très différents : reste-t-il aujourd’hui des acteurs de la politique ou ne sont-ils que des pions ? Quelle est leur marge d’action et leur prise sur le réel ? Quels sujets sont-ils ?

   Les marches du pouvoir et L’exercice de l’État procèdent à une certaine réhabilitation du personnel politique – le propos n’est pas de montrer qu’ils sont « tous pourris ». Si les deux films ont leurs morts, les sacrifiés du pouvoir, ce n’est pas par calcul cynique ou mafieux, mais comme dégâts collatéraux, conséquences de fautes commises par ces hommes politiques. Ces derniers ne sont pas dépeints comme des monstres de narcissisme, mus uniquement par leurs intérêts et ambitions personnels. M. Morris (Clooney) a une ambition citoyenne : « ma seule religion, c’est la Constitution des États-Unis d’Amérique ». Saint-Jean ne semble pas avoir de convictions profondes, mais a le sens de sa mission, et est épaulé par un directeur de cabinet (Michel Blanc) qui fait couple avec l’État, et est animé par un goût véritable pour la chose publique – au point de connaîtrepar cœur le discours d’André Malraux lors de la panthéonisation de Jean Moulin. Tous aiment profondément faire de la politique, sont excités d’être là où les choses se décident, et possédés par la fièvre de l’action.

   Néanmoins, les deux films s’achèvent sur les compromissions multiples qu’exige l’exercice du pouvoir : M. Morris ne résistera pas au chantage ; le ministre Saint-Jean doit accepter la réforme que Bercy lui impose. « La politique est une meurtrissure permanente », dit-il. L’engrenage du pouvoir l’emporte sur les personnages qui sont appelés à exercer ces fonctions – pas sans leur acquiescement, qu’ils concèdent par désir de sauver leur vocation politique. L’intérêt de ces films est de montrer la matière complexe du pouvoir, par-delà l’alternative simpliste entre idéalisme et réalisme politique.

Publié dans le N°79 de Lacan Quotidien

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