Superman Et Les sous-hommes par Pierre-Gilles Gueguen

(Part II)

L’imbroglio monétaire qui nous frappe aujourd’hui de plein fouet, a commencé aux Etats Unis par la crise dite des « subprimes » c’est à dire par la faillite des deux compagnies américaines de crédit hypothécaire aux particuliers. La faillite de la banque Lehman Brothers s’en est suivie en 2008 avec rapidement des répercussions sur l’Euro. Le financier Georges Soros prédisait déjà en août 2010 que ce serait toute la zone Euro qui aurait à en souffrir (1). Il blâmait à ce propos la politique monétaire allemande vers laquelle Nicolas Sarkozy propose aujourd’hui de « converger ». « Malheureusement – écrivait-il l’Allemagne ne se rend pas compte de ce qu’elle fait. Tout  ce qu’elle veut c’est maintenir sa compétitivité… En conséquence c’est l’Allemagne qui détermine objectivement les politiques financières et économiques de la zone Euro sans en être subjectivement consciente » et encore : « La crise actuelle est davantage une crise des banques qu’une crise fiscale, le système bancaire d’Europe continentale n’a jamais été vraiment remis au clair après le crash de 2008. Les mauvais produits financiers n’ont jamais été réévalués à leur valeur de marché ; on les a gardés à leur valeur antérieure. »

Il en résulte que les banques sont gavées d’emprunts d’états dont elles ne peuvent plus se débarrasser qu’à perte.

Cette analyse date déjà d’il y a plus d’un an et nous sommes aujourd’hui au cœur du problème.

Il y a donc en effet une question de technique financière : les « subprimes », c’est à dire les valeurs boursières émises par des entreprises qui prêtaient sciemment sur le marché à des clients « douteux », c’est à dire incapables pour beaucoup de rembourser, étaient ensuite incorporées à des produits vendus sur le marché financier sous la forme de  produits dérivés. Les produits dérivés, mélanges de valeurs sûres et de valeurs « toxiques » vendues sur le marché non pas à leur valeur présente mais en pariant sur leur valeur à terme, ont contribué à déréaliser ou encore à « virtualiser » la finance mais aussi à produire des « effets de leviers » -démultiplication des profits.

Mais, comme le faisait remarquer Massimo Amato, professeur à l’Université Bocconi de Milan, dans son intervention au Forum de la Scuola Lacaniana di Psicoanalisi le 22 octobre dernier, la technique financière qui a fait l’objet de l’essentiel des commentaires sur la crise monétaire (2), n’est que secondaire. Ce dont il s’agit en effet est plus profond. La crise actuelle est un effet de la technique et relève de ce qu’il appelle la « métaphysique économique ».

Le crédit, a en effet pour conséquence une distorsion du temps, « une totalisation future qui se renverse en son contraire, et prend la forme d’une annulation, ou d’une perte de sens. » Tout se passe comme si le marasme consécutif aux « subprimes » n’était en réalité que l’échec d’un vœu, au sens où Freud distingue dans le désir du rêve le vœu –Wunsch– et le sens inconscient. (cf l’analyse du rêve de l’injection faite à Irma).

Là où les humains rêvaient d’une totalisation, se révèle un impossible à totaliser le sens, ce que Lacan nomme le « réel ».  Paul Krugman, prix nobel d’Economie et chroniqueur au New York Times lui donne un nom: « greed » -avidité orale-. Jacques-Alain Miller quant à lui, avait rappelé plus justement dans un article du Point que la psychanalyse a de longtemps établi le lien entre l’argent et l’anal et que c’est ce semblant là qui a été touché, et en juillet dernier il signalait qu’ « on n’est plus au temps de l’étalon-or.Le dollar, monnaie de réserve, n’est guère plus solide que le Nom-du-Père. Il y a grand désordre dans le signifiant ! affirmait-il. Le signe monétaire est en cavale, il a sa logique propre, que personne ne maîtrise, avec les effets psychiques qui s’ensuivent : agitation, affolement, angoisse. C’est une affaire d’écriture, car tout est chiffre, mais surtout de parole. Comme plus rien n’est fixe, négocier un accord, un “deal”, exige une conversation permanente (3)».

Selon le professeur Amato il faut s’attacher à la lettre du signifiant subprime. « Prime » est le qualificatif qui s’applique aux débiteurs susceptibles de payer leur dette, « sub-prime » vaut pour ceux qui sont douteux. Les financiers voulaient faire croire que le marché serait apte à effacer toute distinction entre prime et subprime. C’eût été la performance positive de la finance : l’omnipotence « pour tous ». Ils ont vendu du rêve en se trompant eux-mêmes. « Débiteurs et créditeurs étaient traditionnellement opposés et liés par un nœud qui les obligeaient à collaborer ; ils auraient alors (avec les subprimes) réussi à se transformer en alliés (du même côté de la barricade) mais sans plus aucun lien entre eux ». Et ainsi, ces financiers idéologues ont-ils touché à une racine du symbolique en tant qu’il s’agit d’un lien social qui oblige mais qui ne vaut pas « pour tous ».

Les marchés financiers sont devenus, sous la bannière d’une supposée « démocratisation de la finance », les vecteurs d’un accès utopique inconditionnel de tous au crédit, au point de figurer l’alpha et l’omega de la « politique sociale » du gouvernement Bush.

C’est le dogme selon lequel « l’accès au crédit rend libre » qui a prévalu, dogme qui veut effacer l’inégalité devant le besoin et plus profondément cherche à effacer la culpabilité qui nait devant l’injustice fondamentale liée à la condition humaine. Cette dimension d’égalitarisme est particulièrement sensible dans la culture américaine. On en trouve encore les traces dans la philosophie politique de John Rawls et elle imprègne toute la société.

A la fin du « Malaise dans la civilisation », Freud évoque le sentiment de culpabilité inconscient comme indissolublement lié à l’évolution du lien social : « comme la civilisation obéit à une poussée érotique interne visant à unir les hommes en une masse maintenue par des liens serrés, elle ne peut y parvenir que par un seul moyen, en renforçant toujours davantage le sentiment de culpabilité. Ce qui commença par le père s’achève par la masse. (4

 A vouloir dénier cette culpabilité, on crée des catastrophes. Tous les semblants ne se valent pas. Les bénéficiaires des sub-primes d’hier, produits financiers inconsidérément mis sur le marché par les supermen de la finance, pourraient bien devenir les sous-hommes de demain, victimes de ce que les américains nomment « forclosures », c’est à dire les ventes sur saisie de l’emblème du rêve américain : la maison de famille.

Le discours psychanalytique lutte contre la massification ; il lutte contre le rêve que véhiculent les produits de consommation, aussi sophistiqués soient-ils. Au-delà des « éléments de langage », il nous avertit de ce qu’on rencontre toujours l’impossible : soit le réel. Les reconfigurations du symbolique sont partout présentes dans notre époque. L’économie, n’y échappe pas. En ceci apparaît sa nature de semblant, de fiction régulatrice, qui doit nouer symbolique et imaginaire pour produire des effets réels.

Lien vers la première partie

 Publié dans le N°79 de Lacan Quotidien

(1) New York Review of books, August 19 2010, Soros G., The Euro and the Crisis

(2) Das, S. ,Traders Guns and Money, Knowns and unknowns itn the dazzling world of derivatives. Prentice Hall 2010.

(3) Miller, J-A , Les prophéties de Lacan, Le point du 08/08 /11.

(4) Freud, S ; Malaise dans la civilisation, PUF, Paris 1971, p. 91 

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