Il n’y a pas le compte par Esthela Solano

Quiconque promène son chien dans le sixième arrondissement de Paris aux environs de la rue du Cherche Midi et de la Rue d’Assas, se fait vite accoster par les touristes qui, carte de Paris à la main, lui demanderont la route qui mène au  magasin Le Bon Marché. Ce sont plutôt des femmes. Elles viennent de la Chine, du Japon, du Brésil et de la Russie, notamment. Une fois qu’elles ont compris qu’il leur suffit de marcher quelques mètres pour arriver à bon port, leur visage se détend et accélérant le pas elles partent, souriantes et rassurées.

 Ce coin de Paris offre cependant aux touristes maints monuments à visiter, mais la force d’attraction exercée par Le Bon Marché aimante les femmes depuis sa création sans se démentir au fil du temps. Et pour cause !

 Le concept de grand magasin voit le jour à l’époque du Second Empire quand Aristide Boucicaut et sa femme Marguerite Guérin conçoivent l’idée d’ouvrir un vaste lieu où l’on expose une profusion d’objets, multipliant ainsi les tentations d’achat sous la devise « Libre accès, Libre toucher ». D’où est venue, à son créateur, cette idée inouïe qui va bouleverser  le rapport subjectif aux objets de consommation ?  Une contingence, semble-il, aurait ouvert la route à ce qui deviendra plus tard une nécessité, à titre de symptôme. Lors de la première Exposition Universelle à Paris, Aristide Boucicaut s’égare au milieu des grands stands. Il fait alors l’expérience d’un vagabondage parmi les objets exposés. Grâce aux progrès accomplis par la science et à leur application technique, une myriade d’objets ont vu le jour, participant au renouveau considérable de la production industrielle et agricole de l’époque. Il lui est alors venue l’idée de concevoir, suivant ce modèle, un magasin où, le client pourrait se promener à son aise, s’y perdre, déambuler dans un labyrinthe rempli des produits, des objets et des marchandises, s’offrant généreusement à sa convoitise. Avec le concours de l’architecte L.A. Boileau et de l’ingénieur Gustave Eiffel, il fera bâtir, « une cathédrale de commerce pour un peuple de clients » comme l’écrit Zola dans son célèbre « Au bonheur des dames ». Il faudrait plutôt dire « pour un peuple de clientes » car l’endroit a été conçu pour attirer notamment les femmes. Le Grand Magasin bouleversera les mœurs des bourgeoises du Second Empire, devenues des consommatrices, elles s’adonneront désormais au shopping. La construction, plus tard, de l’Hôtel Lutetia à proximité du magasin « Au Bon Marché » permettra aux clients de province d’avoir un endroit charmant où loger. Le couple Boucicaut aura du coup inventé le Shopping & Tourisme, secteur en pleine croissance aujourd’hui.

La réussite commerciale  prodigieuse des Boucicaut, fera des émules à Paris et ailleurs. Ainsi,  Le Bazar de l’Hôtel de Ville, Le Printemps, La Samaritaine, Harrods, Marcy’s et autres grands magasins vont s’implanter dans les capitales du monde.

 Avec les Grands Magasins et les Expositions Universelles  le Second Empire  montre au grand jour son  faste et sa face d’« emporion (1)».

Nous vérifions alors la justesse de la remarque de Lacan quand il dit que les emporions et les empires c’est la même chose. En tant que tels, ils sont la conséquence d’un ordre symbolique, dont le principe relève de l’accumulation numérotée et du rangement. Or, ce principe du symbolique comportant le comptage fait apparaître quelque part le manque comme conséquence du compté.

Lacan évoque à cet égard le film de Louis Malle sur Calcutta. Calcutta c’est le revers de l’emporion, puisque « sans les nécessités de l’empire, il n’y aurait même pas de Calcutta, il n’y aurait pas eu d’agglomération à cet endroit (2)» où les gens mouraient de faim. Le corollaire du comptage capitaliste qui passe par le plus de production, le plus de  consommation, corrélatives du plus de l’accumulation du capital  c’est le manque, sous les espèces de la famine et  de la misère absolues.

À cet endroit Lacan avance une thèse nous permettant de distinguer des ordres symboliques au pluriel. En  effet, si les premiers pas de la science chez les Grecs ont fait apparaître l’écart entre le compté et le manque,  cet écart a été comblé par « la copulation de l’acte de compter avec l’image » dit Lacan, d’où provient le mythe d’une harmonie qui fait cosmos, monde.  Ce rêve du monde et de l’harmonie suppose que celui qui a le pouvoir et sait compter peut se faire l’agent d’une juste distribution, sur fond d’une identité entre savoir et pouvoir. Cet ordre symbolique  comporte de croire que compter se réduit  à l’Un du Dieu ou à l’Un de l’Empire et cela caractérise  un ordre de l’Autre  qui n’a plus cours. 

En revanche, si les empires modernes laissent éclater leur part de manque, et de cela le Calcutta de 1968 en est le symbole déchirant, c’est parce « que le savoir y a pris une croissance sans doute démesurée par rapport aux effets de pouvoir ».  

La disjonction du savoir et du pouvoir rend impossible de songer à combler la faille qui fait que quelque part il n’y a pas le compte. Cette disjonction, Lacan la déduit de la distinction entre le Un du signifiant, le Un–tout- seul  du langage  d’où provient la science et le Un numérique qui par l’effacement du premier surgit comme manque et devient zéro, pour donner naissance à la suite des nombres (3).  De nos jours, l’écart et  la tension entre le Un de la science, Un dont elle implique la présence dans le réel pour accoucher des puissances inédites, et le Un hiérarchique du pouvoir qui court derrière avec sa politique du chiffre et du comptage ne trouvant pas le compte, est au cœur des symptômes de la civilisation. Comme Jacques-Alain Miller le signalait dans son article du Point du 18 août 2011 nous avons affaire à la frénésie de la science, assimilée par Lacan à la pulsion de mort, face à laquelle, l’impuissance du pouvoir pour gérer les crises engendrées par le discours de la science est manifeste dans tous les domaines de la civilisation. On ne vit plus à l’époque des empires, mais à l’époque de la globalisation, qui paradoxalement a fait éclater le rêve de l’Un unifiant. On assiste alors, comme l’a prophétisé Lacan, au retour en force du rêve de l’Un de la religion dans sa prétention de restituer l’harmonie du sens face au déchaînement de l’Un de la science.

(1) Jacques Lacan, Le séminaire Livre XVI, « D’un Autre à l’autre », Chapitre XIX « Savoir Pouvoir », Texte établit par Jacques Alain Miller, Seuil, 2006.

(2) Jacques Lacan, Ibid., page 299.

(3) Jacques Alain Miller, « L’orientation lacanienne », cours du 15 mars 2006 et 16 mars 2011, inédits.

 Publié dans le N°83 de Lacan Quotidien

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