De la Fondation Cartier à Evariste Galois, grande année 2011 pour les mathématiques en France par Laurent Dispot

Un des plus grands créateurs de mathématiques de tous les temps est né près de Paris il y a deux cents ans, à Bourg-la-Reine, le 25 octobre 1811, et il est mort à 21 ans dans un duel, en 1832 : Evariste Galois. Il était engagé en politique comme Républicain, d’où deux séjours en prison pour délit d’opinion. Les pages qu’il rédigea sur la “théorie des groupes” dans les toutes dernières heures de sa vie, publiées dix ans après, n’ont pas cessé d’arracher des larmes d’admiration à qui peut les comprendre. Elles font toujours partie aujourd’hui de l’enseignement de base et d’avant-garde en ce domaine. Une aura de légende tout à fait méritée.
Il faudrait s’intéresser non pas tant au duel de Galois pour une fille qui en plus « n’était pas du tout son genre » (Swann) __ l’Eve à risque d’Evariste __, que sur la nature du sentiment de perte que “nous” éprouvons aujourd’hui devant cette affaire lamentable. Ce “nous” s’avère singulièrement problématique puisqu’il rassemble artificiellement les personnes capables de lire les équations à bonds de géant sur plusieurs siècles que ce super-vivant par-delà la mort jeta sur le papier dans la fièvre de sang-froid sublime de sa dernière nuit, et les incultes et handicapés définitifs dans ce domaine, tels que moi et 90% de la population, incapables d’avoir ne serait-ce que la moindre idée de ce dont il retourne dans ces intuitions fulgurantes et toujours lumineuses qu’on leur assure géniales.

Je retrouve ce risque de dérapage par l’illusion d’appropriation, d’emprise malgré l’incompétence, dans l’extraordinaire et très utile exposition “Mathématiques, un dépaysement soudain” à la Fondation Cartier pour l’Art contemporain : là aussi se glisse une procédure d’apprivoisement de la terreur devant les mathématiques, par le biais de l’esthétique, tout comme l’apitoiement pour le Rimbaud/Mozart des maths biaise par le romanesque, par la grande histoire à travers la lorgnette de la petite.
Il s’agit au 261 boulevard Raspail à Paris de « rendre sensible pour tous la pensée abstraite des mathématiques » à travers des œuvres d’art. Sous ce titre intelligent, « un dépaysement soudain », qui est une citation du mathématicien français d’origine hollandaise Alexandre Grothendieck, par ailleurs un pionnier de l’écologie politique dans les années 1970, et bien sûr ce n’était pas du tout “par ailleurs”. Huit mathématiciens sont les arrangeurs de l’exposition, leurs “champs” sont diversifiés : géométries algébrique et différentielle, topologie, théorie des nombres, probabilités, dérivées partielles, application des mathématiques à la biologie, aux problèmes de l’environnement et du réchauffement de la planète, etc.
Dans les deux cas, Galois et Cartier, se déplie et se déploie l’empathie fallacieuse, « gluante » dirait le Sartre de 
la Nausée, de “l’identification” au sens de “se prendre pour”, de croire tout à coup se reconnaître donc “s’y connaître”, dans quelque chose de jusque là inconnu, opaque, étranger. En croyant soudain y retrouver du connu ou supposé tel : un sentiment qui serait justifié par lui-même, index sui. Celui de “l’humain” (Galois) et celui de “la beauté”(l’exposition Cartier).
L’intérêt est de mieux voir dans ces deux cas que je réunis selon une même logique sur ce point précis (ils ne sont pas que cela, heureusement), ceci : l'”identification” est une négation de l’identité au sens de l’authenticité d’une réalité __ ici celle des mathématiques d’une part et celle des sentiments d’autre part. Le profit serait de mieux percevoir à quel point c’est le sentiment d’identification qui doit être __ parce qu’il l’est, et il l’est __ étranger, opaque,inconnu.
En français, l’identification prend deux sens.
D’une part 
identifier une réalité comme extérieure, originale, différente, constituée, existante en-dehors de tout sentiment ou jugement sur elle.
D’autre part le 
sentiment de s’identifier :  transporter en une réalité extérieure l’identité intérieure d’un sujet, supposée constante.
Rien n’est moins sûr que l’identité de la personne d’un observateur, de son personnage social et individuel. Son cœur a des intermittences, tout autant la défroque de son rôle dans le spectacle du monde, et au comble celui de “la” Mode, d’où le soupçon à dissiper pour la fondation Cartier : elle y a paré par un appareil pédagogique de haut vol installé autour de l’exposition, y compris des colloques et des visites pour les enfants. Mais le danger persiste d’une assimilation de ces œuvres d’art 
représentant les mathématiques (en les objectivant elles en deviennent les ambassadrices) à des bijoux, des fétiches. A ce qui est devenu depuis quelques années, c’est-à-dire depuis le marché chinois, le secteur de la consommation le plus banalisé et dérisoire, le moins luxueux (baudelairien) : “le” (sic) luxe.
L’exposition Cartier ne triche pas, elle plaît, excite, enivre même, sans pour autant faire accroire que l’on accèderait à de l’emprise et à de la maîtrise directement par un égalitarisme sentimental niveleur, en transférant d’un à l’autre les deux sens d’“identité” et d’“identification”.
 De même les émissions que Stéphane Deligeorges vient de consacrer à Evariste Galois sur France-Culture.  
L’identification est un court-circuit qui fait sauter les plombs lorsqu’elle consiste, au lieu d’accepter l’altérité d’une chose extérieure, sa nouveauté, sa différence, à trop s’impliquer jusqu’à s’appliquer, se coller, s’imposer comme un masque qui défigure. Le “propre” de l’illusion de s’approprier est… sale. J’ouvre ici une extension, pour le servir, à un texte central de Freud dont le titre a été traduit en français par un contresens : 
L’inquiétante étrangeté. Si c’était pour dire que l’étrange est inquiétant, nul besoin pour cela de l’ami Sigmund. Ce qu’il pointe tout au contraire, c’est que le familier et l’intime, qui paraissent assurer la quiétude, sont le plus mal connu et le véritable étrange, même répulsif et répugnant. L’étranger réel qui mérite d’inquiéter, est intérieur. Lorsqu’il détourne et déporte son inquiétude de l’étrangeté sur des supports et des suppôts extérieurs, par exemple avec les racismes, c’est qu’il se projette : le sujet pour se fuir crée des objets mauvais. Telle est la démonstration de ce livre au titre non pas traduit mais trahi en français.
La formule benête “
l’inquiétante étrangetéentre tellement en contradiction avec le texte qu’elle prétend intituler, qu’elle apparaît révoltante de bêtise, comique par son grotesque. Elle s’est enkystée, répétée par des psys français qui ne font pas l’effort d’apprendre la langue si jouissive, riche, amusante, heureuse, facile d’apprentissage, dans laquelle ont rédigés les textes fondateurs de la psychanalyse, un bel allemand classique. Alors même qu’ils prétendent déchiffrer la langue particulière que chacun(e) vient leur demander de traduire. Oui, les psychanalystes devraient savoir l’allemand, et en priorité. A moins de rester des Dupont-la-Joie héritiers abusifs d’un père prétendu dont ils ne comprennent pas le nom tout en l’invoquant ; alors qu’un germanophone, devant le signifiant “Freud”, entend “Spinoza”, et c’est déjà tout un espace de vérité vivante, le travail s’embraye.
« Et le pire », comme aimait à dire Lacan (et moi j’aimais le voir clamer
 cette tournure), c’est qu’il leur arrive… de citer Freud en anglais. Une langue que le Sigmund abhorrait : décidément cet homme avait de la logique, du sens ; une vraie boussole. Pas de mystère au “retour à Freud” du maître Jacques : c’est que lui lisait l’allemand, « et comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde » __ vers du grand Charles qui s’y connaissait dans ce genre d’élévation, et en élèves au-dessus des écoles. 
La technique de la psychanalyse est celle d’un travail sur le transfert et le contre-transfert par un double forgeron, le patient et l’analyste qui l’est encore plus, commis à infuser avec le temps, comme l’eau érode la pierre, la patience par une science de la pas-science, du refus décidé de l’illusion d’omniscience, suite à son expérience de la même situation dans l’autre position, allongée sur le divan ; voilà pourquoi et comment le mot le plus positif du freudisme, à mon avis, est celui de l’éthique des mathématiques, “contre-intuitif”, et le plus péjoratif “le triomphe”.
Il y a du “triomphe” dans l’impression de posséder Evariste Galois par l’accident de sa sexualité, humaine, trop humaine : je demande plus de respect, d’admiration nietzschéenne. Il y a du “triomphe” dans l’impression de pouvoir d’un coup d’œil évaluer, donner des “notes” à des œuvres d’art censées matérialiser, réifier, corporéiser, des formules mathématiques.
S’imaginer en position de juger des mathématiques à travers des œuvres d’art, quelle revanche, en un instant, sur des années de frustration, de complexe d’infériorité, de sensation d’imbécillité devant les idéalités à la fois concrètes et abstraites, immatérielles mais structurant et régissant la matière,
 lorsque le peu qu’on en sait est juste assez pour faire sentir l’énormité presque écrasante, terrassante, de ce que l’on n’en sait pas : juste assez pour culpabiliser.
Par la possibilité entrevue d’une impression d’emprise sur les mathématiques à travers un Evariste trop humain ou un art contemporain qu’il suffirait de traiter de chic et toc, l’homme quelconque du populisme de la consommation __ ce qualunquisme de la marchandisation généralisée __ pourrait se croire légitimé dans son ressentiment contre la science et le savoir. Dans son agressivité œdipienne contre leur rapports au(x) pouvoir(s).
Résister à cet emballement
 nihiliste vers la familiarité, le voyeurisme et le spectacle, donc le dédain ; refuser l’emballage en objets de consommation, dont le destin est la poubelle ;  tel est pour l’exposition de la fondation Cartier le défi que je définis. Elle a raison de l’oser.
Alors, notre opération ? Parlons-en !

Sehr herzlich. LaurD ni lord ni Lord.

Cliquez sur les liens pour lire les points de vues sur cette exposition de Catherine Lazarus-Matet, Luc Miller et Rose-Paule Vinceguerra.

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