The help et le psychanalyste par Pierre Stréliski

Il y avait au milieu du siècle dernier dans la ville où j’habitais une dizaine au moins de salles de cinéma. Chaque quartier avait la sienne, et la sortie hebdomadaire au cinéma en famille — ou plus tard accompagné autrement — nous était une distraction aussi naturelle, aussi impérieuse, que l’est aujourd’hui l’usage de nos appareils domestiques. Nos souvenirs sont nombreux de cette période, ce sont ceux de notre enfance aussi, structurés par ce mouvement des images sur l’écran. L’un des plus jolis films sur cette nostalgie est sans doute le Cinema Paradiso de Guiseppe Tornatore.

Dans les années quatre-vingt, — rentabilité du monde moderne oblige —commencèrent à apparaître un peu partout les « multisalles » qui voulaient transformer le cinéma en objet de consommation, en regroupant en un seul lieu la possibilité de voir deux, cinq, dix films différents. L’art au service du commerce et du capitalisme, ce fut aussi la disparition des producteurs (Qui ne se souvient de l’inépuisable Georges de Beauregard ?) qui perdirent leur pouvoir au profit des diffuseurs, souvent des chaînes de télévision, qui imposent aujourd’hui un certain type de formatage aux scénarii et aux films qu’ils financent. Et l’intonation charmante de la voix de Claude-Jean Philippe présentant « Le cinéma de minuit » à la télévision puis celle, non moins extraordinaire, de Frédéric Mitterrand présentant « Étoiles et Toiles » puis « Ciné-Club » dans ces mêmes années quatre-vingt étaient déjà les vestiges d’un autre temps.

Cette emprise de la grande distribution sur le cinéma ne réussit toutefois pas complètement son OPA, et l’on assista plutôt à l’émergence d’une discipline scindée en deux clans, qui n’ont plus guère en commun que leur nom de famille : le cinéma à grand spectacle (les blockbusters) et le cinéma d’auteur. Ce dernier, fêté dans les festivals, continue toujours, au milieu des paillettes, à assurer la promotion de ce Septième Art.

Un peu coincé entre les deux il y a ce que l’on appelle les « films du milieu », voulant maintenir « une exigence artistique et une vocation populaire ».

Hier je suis allé voir un film du milieu. C’est un film américain de Tate Taylor ; cela s’appelle en français La couleur des sentiments, mieux titré en anglais The help (à la fois « Les bonnes » et « Au secours »).The help est un film sur la fabrication d’un livre, et c’est un scénario justement tiré d’un livre à succès. C’est distribué par Walt Disney Motion Picture. On craint le pire.

J’y suis allé un peu au hasard parce que le cinéma Les 400 coups où il se jouait est épatant et fait partie de la chaîne de distribution Europa Cinémas, qui est « le premier réseau international de salles de cinéma pour la diffusion de films européens » (?), dont la seule bande-annonce de présentation est déjà un délice, comme l’était naguère la promesse que nous faisait espérer l’arrivée sur l’écran de Jean Mineur Publicité, tristement relooké de nos jours en 3D.

Et c’est vrai que l’histoire est mièvre, que les méchants sont méchants et que les gentils sont gentils. La couleur de ces sentiments est plutôt rose bonbon dans cet univers noir et blanc. Le Sud et son racisme endémique est traité ici sans la force cruelle qui souvent signe les œuvres sur ce sujet, mais plutôt avec la gentillesse donc parlait avec brio Annaelle Lebovits dans sa chronique dans LQ n° 94.

Résultat ? Eh bien, ce film m’a bien plu. Et je me demande pourquoi il m’a plu comme ça, ce film pourtant trop angélique ?

Et d’abord pourquoi la psychanalyse aime-t-elle le cinéma ? Le livre formidable de Clotilde Leguil Les amoureuses, le succès de la traduction du livre Lacan regarde cinéma, le cinéma regarde Lacan, celui que rencontrent régulièrement les soirées « Cinéma et psychanalyse » organisées dans notre champ un peu partout en province et à Paris, témoignent de ce même goût qu’a notre discipline du réel pour cette discipline de l’imaginaire.

Il est vrai qu’elles partagent les mêmes mots : séance, écran, etc., et le même moment de naissance : 1895. Il est vrai aussi que toutes deux  sont faites d’images et de paroles. Il est vrai enfin que des journées d’étude de notre école ont pu se consacrer, il y a quelques années, aux « Images indélébiles ».

En somme, chacune des deux explore à sa façon l’imaginaire, le symbolique et le réel.

Le cinéma lui aussi aime la psychanalyse sans doute. Le mystère d’une âme de Pabst ouvrait la voie dès 1928. On se souvient de La maison du Docteur Edwardes d’Alfred Hitchcock en 1945, on se souvient aussi de Freud, passions secrètes de John Huston (1962). On se souvient de mille autres films où la psychanalyse a une place de choix. Et le titre au moins du livre de Zizek est drôle, avec son allusion à un titre de Woody Allen : Tout ce que vous avez voulu demander à Lacan sans oser le demander à Hitchcock.

Mais enfin psychanalyse et cinéma sont à l’envers l’un de l’autre : dans un (bon) film, le spectateur est pris par ce qu’il voit, il s’identifie et il est identifié par le spectacle. Et c’est même quelquefois un abîme quand l’acteur auquel on s’attache est lui-même bouleversé par ce qu’il regarde ou entend. Par exemple dansLa vie des autres il y a, outre Christa-Maria Sieland, l’amoureuse qui fit objet du commentaire de Clotilde Leguil, un autre personnage, Gerd Wiesler, le fonctionnaire de la STASI chargé de l’espionner. Que fait-il : il écoute quelqu’un d’autre, qui ne le voit pas, pour l’interpréter. Ne dirait-on pas… ? Mais non, ici c’est l’auditeur qui va se trouver interprété, changé, par ce qu’il entend et suppose. Même Searles ou Resnik et les aficionados du contre-transfert n’oseraient dire qu’on est là dans le champ de la psychanalyse. Pourtant, on est ému par le dernier mot du film (« C’est pour moi »), où l’ancien policier au zèle glacial se réapproprie, sous son numéro matricule, son humanité.

Pareillement, dans La couleur des sentiments, ça marche. Les critiques sont mitigées mais les spectateurs enthousiastes (270 000 entrées la première semaine, nombre maintenu en deuxième semaine). On en ressort avec un sentiment de la couleur du jeu de mot de Lacan :  « le senti ment ». L’agrément qu’on a est l’envers exact de l’Unheimlichkeit. On se sent chez soi dans cette Amérique là. Mais au fait, même inquiet, angoissé, se sentant différent, on était aussi chez soi dans le Melancholia dont Laure Pastor nous parlait dans LQ n° 29. L’identification y est encore possible, supposable. Et on était aussi chez soi dans Polisse, analysée par Aurélie Pfauwardel dans LQ n° 75, et même au fond dans La piel que habito, commenté par Jean-Pierre Deffieux dans ce même numéro. Au cinéma, peut-être qu’on est toujours chez soi. « Le cinéma c’est la matérialisation la plus vive de la fiction » disait Lacan (Le transfert, p. 45). Bien sûr de nombreux films « visent le réel » et l’atteignent sans doute. Mais il est rare qu’on ne comprenne rien, que l’on soit tout à fait désarçonné (dans Mulholland drive, peut-être, parce qu’il a la structure  d’un rêve ?).

Dans la psychanalyse au contraire, on est hors de soi (dans tous les sens du terme quelquefois). Le ressort de notre goût pour le cinéma c’est l’identification, c’est aux antipodes de ce que vise une psychanalyse.

Mais au fait pourquoi l’imaginaire disparaîtrait-il chez un psychanalyste ?

D’ailleurs il ne disparaît pas. Si Lacan, dans son célèbre schéma de Encore (C’est un autre souvenir, celui de Jacques-Alain Miller, Éric Laurent et Bernardino Horne, transcrivant joyeusement au tableau ledit schéma à un cours de Jacques-Alain Miller il y a quelques années (1)) privilégie le passage du symbolique au réel via le semblant ­— la psychanalyse c’est ce chemin —, il n’effondre pas son triangle en gommant l’imaginaire qui mène, à l’envers, du réel au symbolique. Ce chemin là, c’est celui du cinéma, entre autres.

Le psychanalyste s’incline devant l’artiste bien sûr et la vie continue, hier comme aujourd’hui, de courir sur ce triangle.

(1) Cours du 29 janvier 1997, L’autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique

Publié dans le N°98 de Lacan Quotidien

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