Ce que Femme Veut… par Agnès Aflalo

Le désir de démocratie qui travaille l’islam a fait fleurir le printemps arabe. Mais, combien de temps faudra-t-il pour que cette aspiration démocratique des peuples soit résorbée dans un islamisme plus ou moins modéré ? Faire de la charia, même à des degrés divers, la source du droit, n’est-ce pas déjà contrer ce tout nouvel élan démocratique ?

Le droit ne connaît pas la différence des sexes

Si le droit ne garantit pas la démocratie, il n’a pas les mêmes conséquences selon la place qu’il fait à Dieu dans la cité. Jusqu’à la Révolution, en France, le maître qui gouverne tient son pouvoir de Dieu. Pour établir la démocratie fondée sur l’égalité des citoyens, Dieu est rejeté hors de l’espace public. La soumission aux commandements divins prescrit la vallée de larmes ici-bas et promet le paradis pour plus tard. La démocratie privatise la relation à Dieu et requiert la soumission aux droits et aux devoirs du citoyen hic et nunc. Elle instaure donc le jugement civil sur terre et fait du jugement dernier une affaire religieuse privée. C’est ainsi que la mort de Louis XVI sonne le glas du droit divin, et au-delà, du pouvoir absolu de Dieu. Il faut toutefois attendre plus d’un siècle, et 1905, pour que cette séparation de la Chose publique et de l’Église devienne un droit. La séparation de l’Église et de l’État devient donc un fait bien avant de devenir un droit.

L’histoire a déjà montré ce qui peut advenir lorsqu’on oublie que la démocratie n’est pas garantie par le droit de vote qui peut tout à fait porter un régime totalitaire – qu’il soit  laïc ou religieux ne change rien à l’affaire – au pouvoir. Le droit de vote est nécessaire à l’exercice de la démocratie, mais il n’y est pas suffisant. Ce qui est essentiel à la démocratie, c’est la garantie de la liberté et l’égalité des droits pour tous. La démocratie doit garantir ses droits à chacun, du simple citoyen jusqu’à la puissance publique. Si elle cesse de le faire, l’État de droit disparaît. Dans la démocratie, il existe donc une seule sorte de citoyen sans aucune discrimination de race, de croyance religieuse, de couleur, de richesse, etc. Le droit du citoyen ne connaît donc pas la différence des sexes. C’est pourquoi, la forme de la loi est universelle. Le droit l’est aussi, même si la jurisprudence fait place au cas singulier. Or, la charia prescrit des droits différents pour les hommes et les femmes. Comment ce droit, qui perd sa forme universelle, pourrait-il être la source d’un droit démocratique ? La charia dit le droit sans doute, mais un droit religieux. S’il garde Dieu dans l’espace publique, il en rejette la femme.

Le Nobel-symptôme

   Le prix Nobel de la paix de 2011 était attendu du côté des acteurs du printemps arabe. Mais, c’est le prix Sakharov du parlement européen qui les a distingués. En revanche, cette année le prix Nobel de la paix a été décerné à trois femmes : deux libériennes, Ellen Johnson Sirleaf et Leymah Gbowee et une Yéménite, Tawakkul Karman. La liste des mérites de chacune des trois femmes est longue, mais c’est sans doute la position de Leymah Gbowee qui situe le mieux l’enjeu du « Nobel-symptôme » : elle a su mobiliser les femmes de toutes les ethnies et les religions de son pays contre la guerre. Elle n’a pas seulement lutté contre le ravage des enfants soldats devenus de véritables machines à tuer. Elle a aussi été à l’origine de la grève du sexe qui a contraint le régime de Charles Taylor à compter avec son mouvement des femmes pour la paix. Chacun des deux prix vise un changement de régime politique. Ce n’est encore qu’un pari pour les acteurs du printemps arabe, alors que pour les trois femmes du Nobel, le réel a été touché. En assumant effectivement la responsabilité d’être à la fois mère et femme, chacune de ces femmes ne montrent-elles pas en acte comment l’inconscient détermine la politique selon le sort fait au diktat de la libido ?  Rafah Nached, première femme psychanalyste en Syrie, mériterait de faire série avec ces trois femmes tant son courage et sa détermination à ne pas céder sur son désir sont exemplaires…

Du dictateur au diktat de la jouissance

Il faut sans doute rendre hommage aux deux hommes courageux que sont Bernard-Henri Lévy et Nicolas Sarkozy d’avoir décidé d’aider le peuple libyen à choisir un autre régime. Le premier saisit en un éclair l’aspiration des Libyens à s’affranchir de la tutelle du dictateur. Héroïque et décidé, il se fait responsable de bien dire l’urgence de l’acte. Le second le prend au sérieux et décide de donner une conséquence juste à ce désir. Avec la prudence audacieuse de celui qui réduit le temps pour comprendre, le président tire sa certitude de sa seule décision de s’engager pour faire triompher les idéaux de la paix et la démocratie. Pourtant, une fois le dictateur parti, ce qui se découvre, c’est le diktat auquel chaque humain est assujetti, à savoir celui des maîtres-mots et de la libido. La question se pose alors de savoir comment les traiter : avec ou sans la religion dans l’espace public ?

La démocratie se décide là. Le droit traite toujours de la jouissance, mais dans la démocratie, s’agissant de la vie privée, chacun décide de son désir comme de son mode de jouissance. Lorsque la charia est en vigueur cette décision dépend d’abord de l’autorité de l’État. Si les sujets n’y consentent pas et qu’ils le font savoir en masse, le changement de régime advient. Le nouveau régime de jouissance, et son diktat, génère alors un nouveau régime politique.

Ennahda, parti islamiste porté au pouvoir en Tunisie prétend qu’il n’y aura pas de retour en arrière pour les femmes. Moustapha Abdeljalil, chef du Conseil national de transition libyen, a annoncé la réintroduction de la loi islamique dans le pays en en donnant deux exemples : 1) le retour de la polygamie et 2) la création de banques islamiques. Les monothéismes juif, chrétien et musulman ne diffèrent pas seulement selon qu’ils honorent Dieu le vendredi, le samedi ou le dimanche, ils s’opposent aussi sur le sort réservé à la circulation de l’argent et des femmes, c’est-à-dire sur les formes du diktat de la libido.

Il n’est pas sûr que les guerres de religion aient une autre cause que la volonté des uns d’imposer aux autres leur mode de jouissance. La religion a été d’abord la seule à proposer des solutions aux malentendus entre l’homme et la femme. Mais, depuis son avènement, la science a bouleversé la donne en faisant advenir une autre solution, dite laïque et requise par la démocratie. C’est sans doute aux changements survenus dans la chrétienté au moment de la Réforme que l’on doit l’avènement du capitalisme. Allié à la science, il a déferlé sur le monde qui en a été profondément remanié. La science tente d’instrumentaliser la libido avec ses gadgets. Mais, elle reste sans effets sur le non-rapport sexuel. Il ne reste donc qu’à réinventer encore le malentendu entre les sexes pour le meilleur et pour le pire.

Le désir : une cause, pas une loi 

C’est la responsabilité de chacun, homme et femme, quelles que soient ses croyances, de donner vie au désir. Se servir du nom de Dieu comme d’un écran pour mieux s’en écarter ramène au pire. Parier sur le désir est une décision singulière, elle ne relève pas du droit parce que le désir n’est pas régit par une loi. Le désir relève d’une cause toujours singulière. Dans une démocratie digne de ce nom, le droit ne doit pas y faire obstacle.

Il n’y a pas de politique sans l’inconscient et ses placements de libido : ici l’argent et la femme. Bien sûr, le pouvoir de l’argent vaincra. C’est pourquoi l’avenir de ces démocraties dépendra du destin fait aux femmes dans la cité. C’est un pari sur le désir, sur celui des femmes comme de sur celui des hommes. Car, il ne s’agit pas seulement de décider si Dieu et la femme doivent s’exclurent mutuellement dans le domaine public, il s’agit aussi de décider que le désir de Dieu comme le désir de la femme sont du seul ressort du sujet, et donc relèvent du domaine privé. Autrement dit, la question qui se pose aujourd’hui est celle de savoir si l’Islam saura à son tour inventer sa Réforme. Elle pourrait passer dans les faits bien avant de passer dans le droit. Cette réforme passera par la proximité de Dieu et de la femme – proximité repérée par Lacan dans le Séminaire XX.

À qui en douterait, il faudrait rappeler ceci : « Ce que femme veut… ».

Paru dans le n°74 de Lacan Quotidien

 

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