Clartés Fugaces par Philippe De Georges


Octobre dore la Baie des Anges d’une lumière qu’on n’ose à peine dire d’automne. Une amie bouleversée nous raconte ce qu’elle vient de vivre à la frontière

qui n’en est plus une pourtant, depuis les accords de Shengen – entre Vintimille et Menton. Le train est plein de Tunisiens, des sans papiers, qui tentent leur chance pour la nième fois de la journée. Ils sont calmes, soumis quand la police se rue sur eux dans une atmosphère de rafle. Ils vont être refoulés une fois de plus, et ils reviendront par le prochain convoi. La côte d’azur est coutumière de ces mouvements d’exil. Le Clezio a bien décrit, parmi d’autres, celui des juifs qui dans les années quarante croyaient trouver ici un refuge pour leur inquiétude. Nice a été faite par les étrangers, depuis que princes et princesses y sont venus de Russie ou d’Angleterre, goûter la chaude couleur de son soleil et de ses oranges. Mais il n’y eu pas que des princes : dans les années soixante, ceux qu’on appelait les maghrébins venaient édifier les immeubles de la Riviera et dormaient dans les bidonvilles qui jouxtaient l’aéroport. Mon amie est émue. Une phrase me vient en tête, pendant qu’elle parle : «clandestins sous nos manteaux de Lumière… ». C’est une formule d’un autre visiteur de la Riviera, Nietzsche qui écrivit ici une bonne part de Zarathoustra. De lui vient aussi la formule qui sera le titre de ma chronique, « Plénitude de Lumière », qui chante avec l’éveil auquel invite « le grand Midi ». Mais ce qu’il y a d’automnal dans l’air, c’est, plutôt que le soleil de plomb, celui qui rase et dessine des ombres. Clandestins sous des manteaux de Lumière, est-ce contraste, nuance, paradoxe ou contradiction ? Je pense à ce passage d’ « …ou pire[1] » où Lacan rappelle son attachement au parti des Lumières, tel qu’il s’affiche au dos de ses Écrits. Mais vient tout de suite comme une restriction : « Le premier pas à faire dans la philosophie des Lumières, c’est de savoir que le jour n’est pas levé… ». Est-ce alors pour demain ? « …le jour dont il s’agit n’est que celui de quelques petites lumières dans un champ parfaitement obscur ».

Un pas de côté, donc. D’où le plaisir de lire « Clartés de tout[2] », de Jean-Claude Milner, avec le seul regret que le nom de ses interlocuteurs ne figure même pas sur la couverture du livre. Le moins qu’on puisse dire, en effet, est que Fabian Fajnwaks et Juan Pablo Lucchelli ont fait plus que de lui tendre le micro. Leurs questions et la part qu’ils prennent au débat traduisent à la fois leur connaissance précise de l’œuvre de celui qu’ils interrogent, et leur capacité à saisir les enjeux de celle-ci. Ce livre était annoncé depuis l’été, et les aimables libraires de La Grasse, dans les Corbières, m’en avait parlé agréablement, aux lendemains du festival qui se tient là tous les étés, et où Milner avait donné une conférence passionnante sur l’Un et l’universel (consulter un extrait). Les auditeurs du cours de Jacques-Alain Miller[3] ne pouvaient qu’être sensibles au fait que les recherches de l’un croisent si judicieusement l’enseignement de l’autre.

De ce livre passionnant, j’ai retenu comme une perle qui m’aurait été adressée les pages consacrées à la révolution française. Une figure s’en détache, qui m’est chère entre toutes : celle de saint-Just. On tiendra ici pour négligeable le fait que les deux signifiants de ce nom aient une fonction certaine et dans la place qu’on lui reconnaît, au-delà de son rôle politique concret, et dans l’attachement que je lui ai porté. Toujours est-il que l’homme que ce nom désigne m’a servi un certain temps à titre d’identification.

Milner cite un fragment des « Institutions républicaines » qui définit précisément la position subjective de Saint-Just dans les évènements de 89 : « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourrait la persécuter et faire mourir cette poussière, mais je défie qu’on m’arrache la vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux ».

Le commentaire de Jean-Claude Milner met en valeur l’opposition entre deux éléments articulés par le mot « mais ». Il identifie la première partie comme relevant du champ de la science moderne, et voit dans la seconde un écho de « La République » de Cicéron. Les deux propositions empruntent aussi clairement leur style et leurs signifiants au bagage biblique, de l’Ecclésiaste aux Évangiles, ce qui n’est pas noté mais donne indéniablement à l’ensemble une tonalité christique. Au-delà du lyrisme du discours, ce qui le rend homogène au destin qu’il soutient, c’est l’affirmation du choix fait par le sujet de son existence. C’est aussi l’intime conviction que ce que nous faisons en actes de parole excède de loin le peu que nous sommes.

Ainsi en est-il de tout discours, au sens de Lacan, qui n’est pas que paroles verbales, car on perçoit entre les mots « ce qui fait un discours, à savoir le réel qui y passe[4] ».

Philippe De Georges,

Nice, le 23 octobre 2011, jour des premières élections libres en Tunisie.

 paru dasns le n°68 de Lacan Quotidien

 


[1] Jacques Lacan : Le séminaire, Livre XIX, « …ou pire », page 33, Le seuil 2011.

[2] Jean-Claude Milner : Clarté de tout, Verdier 2011.

[3] Jacques-Alain Miller : L’être et l’Un, cours inédit 2010-2011.

[4] Jacques Lacan : Le Séminaire, « …ou pire », page 14, Le seuil 2011.

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