Le dernier spectacle de Romeo Castellucci « Sur le concept du visage du fils de Dieu » au Théâtre de la ville serait-il « christianophobe » ?

Une division : voilà ce que produisent, chaque fois, les spectacles de Romeo Castellucci. Un effet qui ne trompe pas.

Dès l’ouverture d’Inferno aux Palais des Papes, à Avignon, en 2008, Romeo Castellucci, seul, revêtu d’une combinaison de protection, est attaqué par des molosses déchaînés que des maîtres chiens viennent de lâcher sur lui, nous faisant trembler, sur la limite, où dans la fiction les semblants vacillent. Quasiment une seule parole dans Inferno, une prière, « où es-tu ? Je te conjure »

La silhouette chancelante et floue du père dans Purgatorio, son jeune fils qu’il vient de violer, console son père : « c’est fini, ce n’est pas grave ».

Dans « le voile noir du pasteur », d’une zone de matière sombre, mouvante, sans forme, accompagnée d’un bruit assourdissant, à la limite du supportable pour nos oreilles et indiscernable à notre regard, s’élève, à notre grand soulagement, une voix chaude narrant quelques bribes de la nouvelle de Nathanaël Hawthorne.

Romeo Castellucci nous convoque, dans chacun de ses spectacles, à l’émergence d’une forme qui s’extrait du chaos, une pointe d’angoisse à chaque fois y est convoquée, angoisse d’une traversée, d’une limite, d’un au-delà. Le théâtre de Romeo Castellucci vise un réel.

« Sul concetto di volto nel figlio di Dio » : un fils et son père, un décor d’intérieur immaculé sous un immense portrait du Christ peint par Antonello da Messina au XVe siècle. La conjugaison d’un design élégant tout italien et de la peinture de la Renaissance, n’est pas pour nous désigner une quelconque harmonie, une quelconque continuité dans le registre du beau. Malgré, contre ou avec…justement cette beauté, au cœur même de cette beauté, présentée comme un tableau que nous aurions devant les yeux ; ici la chair fait intrusion, se fait présente. Au fil de la répétition des scènes, l’amour du fils pour son père se concentre, se réduit à une écriture, l’écriture des gestes du soin le plus trivial qu’un fils doit au vieux corps de son père. Ce corps part en morceaux ; l’effort si vain et pourtant si nécessaire du fils, maintient le père humilié dans sa dignité. Un cri muet, celui de tout être humain : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ou « père ne vois-tu pas que je brûle ?».

Convoquer chaque spectateur, à chacun de ses spectacles, dans cette zone d’extimité la plus intime, ne laisse jamais indifférent. Les spectacles de Romeo Castellucci provoquent enthousiasme, fascination, rejet, horreur, ce n’est jamais tiède. L’ennemi à abattre pour Romeo Castellucci c’est l’indifférence d’un spectateur ensommeillé ; il nous veut sur la brèche. Il sait rendre présent « l’indéchiffrable », où certains pourront loger une foi religieuse.

Pour Romeo Castellucci, le visage du Christ dans la peinture est métaphore de l’« ecce homo » et il aime lire la Bible, « le livre à l’origine de tous les livres », l’art est devenu pour lui, le lieu où se posent les questions, place que l’art aurait volée à la religion.

Ses détracteurs imbéciles ? « Des jaloux » nous dit-il, d’avoir perdu cette place. Peux être ? Romeo Castellucci n’est-il pas trop charitable ? Nommons ici plutôt la haine, à bien mettre à sa place nous recommande Lacan dans son Séminaire Encore. Lacan rappelle que « le Dieu était pour Empédocle le plus ignorant de tous les êtres, de ne point connaître la haine… que les chrétiens plus tard ont transformé en un déluges d’amour. Malheureusement ça ne colle pas, parce que ne point connaître la haine, c’est ne point connaître l’amour non plus ». Plus loin Lacan nous dit que si la fonction du savoir il faut la rénover, c’est que la haine n’y a point été mise à sa place. C’est je crois, au cœur du théâtre de Romeo Castellucci : Cette haine est là et cette haine « c’est grave » ! Ce n’est pas une « haine jalouse », c’est « Das Ding », la Chose freudienne, le « prochain » que Freud se refuse à aimer au-delà de certaine limites ».

Au temps de l’Autre qui n’existe pas, le théâtre de Romeo Castellucci, avec ou grâce au « doute » qui l’habite, est de l’ordre de la rencontre, acceptée ou rejetée ; là où chacun déciderait de sa croyance ; quand à lui, il s’avance seul sur la scène du Palais des Papes, pour dire « Je m’appelle Romeo Castellucci », c’est de là qu’il crée.

 

 

 

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