Des Souris et des ParlÊtres par Nathalie Georges-Lambrichs

Et nunc et Sempé

« Ah, c’était étrange ! Je me demande encore comment j’ai réussi à survivre à ces moments, ça a été un miracle » (p. 37). « Le Monde des livres » de cette semaine a signalé Enfances (éditions Denoël et éditions Martine Gossieaux, 2011) et longuement loué le magnifique entretien de l’auteur avec Marc Lecarpentier, dont cette citation est extraite. Sempé n’y juge pas Jean-Jacques, enfant naturel et martyr, il ne l’explique pas davantage, il l’avoue, et le philtre des mille et mille autres dessins accumulés avant cette brève de confession opère avec la magie du trait longtemps retenu, affiné par un recours éthique au mensonge qui préserve, totalement dénué d’esprit de vengeance, désespérément encombré de lui-même, comme au premier jour. Sempé s’est fait un destin d’être, comme il l’explique p. 40-41, non pas un défaut dans la pureté du non être, mais une catastrophe ambulante, à l’instar de tous ses avatars échappés du crayon et pris dans les traits qui les font bulles effleurant des pages et miracle répété avec toujours plus d’incandescence, n’explosant pas tout de suite, attendant notre rire pour disparaître et revenir, miracle de la perte pure qui perdure, à renouveler avec la modération qu’impose cette justesse. Jacques-Alain Miller avait fait de bosses un début de série, tout d’abord celle de Richard III, cause de ses crimes, puis celle de la jolie bossue de Casanova, devenue « je ne sais quoi » ; le moment semble venu d’y inscrire les bosses des enfances de Sempé à leur place. Je reviens sur ces pages 40-41 car Sempé s’y montre enfant au miroir des petites bêtes. Il ne les cherche pas, il les voit, il les trouve, il les sauve : besoin d’un plus petit que lui ? Je ne crois pas, mais une attention de la première heure (rappelez-vous J.-A. Miller encore, décrivant les appétits insatiables de la première née de ses petites-filles dans les premiers mois de sa vie) qui a échappé (miracle ?) à la fameuse coupure de l’âge de la science – ou qui y est réfractaire, déchet laissé pour compte, rejeton livré à lui-même et faisant série avec d’autres déchets.

Il était une fois un homme

John Berger (Pourquoi regarder les animaux ?, 2011, éditions Héros-limite, collection « Feuilles d’herbe ») invente un homme qui las de partager sa (rare) miche de pain avec des souris et tombant dans sa grange sur un vieille souricière, les capture. Oui, il les capture, une par une, terrorisées et indemnes (le système d’escamotage d’une paroi qui retombe et fait prison de la cage-piège est longuement décrit, qui ne blesse ni ne tue). Et voilà que ces souris, elles ne se ressemblent pas. Pour que tous les petits garçons se ressemblent, parce qu’ils n’en sont qu’un, il faut le crayon magique de Sempé. Mais quand Jean-Jacques veut sauver (en vain) un papillon de la noyade, c’était bien celui-là ce jour-là, pris dans sa malencontre, son malheur, et la mémoire invétérée du témoin.

Festin – destin

Sans doute, vues de loin, la nuit, même à la lumière de la lune lorsqu’elle se fait partenaire du narrateur dans « La fête des souris » (récit de l’enchanteur Bobrowski à paraître dans la prochaine livraison de la revue Po&sie dans une nouvelle traduction de Fernand Cambon) toutes les souris sont-elles grises, aussi grises que savantes : ayant lu Hegel, elles se fondent dans la couleur de la nuit de lune pour faire place au jeune soldat, l’Allemand, celui qui, seul dans son genre ou de son espèce, supporte toute la dialectique et, qui sait ? la relance.

Enfin, tel était peut-être l’espoir de Moïse qui partageait son pain avec le petit peuple des Maüse(des souris en allemand). Mais la lune, elle, grande spécialiste du mensonge, en savait déjà plus long que Moïse dont l’oubli s’étirait dans leur vive compagnie.

 paru dans le n°67 de Lacan Quotidien

Comments are closed.