BLANDINE KRIEGEL et l’archéologie de la République par Jacques-Alain Miller

Blandine Kriegel, nombre d’entre vous l’ont entendue disserter dimanche dernier, au Forum pour Rafah, sur l’histoire de la lette des femmes. Elle m’a appris qu’elle publiait début novembre, aux PUF, un nouvel ouvrage, La République et le Prince moderne. Je lui en ai demandé les épreuves, que j’ai eues hier.

Il s’agit d’une véritable archéologie de la République, au sens nietzschéo-foucaldien du terme, servie par une érudition hautement spécialisée, que son style toujours limpide rend facile d’accès. L’événement n’y tient pas moins de place que le concept ; les analyses s’entrelacent aux anecdotes ; exactitude et subtilité marchent main dans la main ; l’intelligence est sollicitée, l’imagination stimulée, tandis que le réel toujours commande. Les amateurs éclairés y trouveront de quoi compléter leur information – ceux du moins qui, comme moi, ont quelques notions d’histoire de la philosophie politique. Après tout, j’avais acheté en classe de première le livre de Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, qui faisait mes délices, et je le fis découvrir à Blandine quand nous avions 20 ans ; elle le cite d’ailleurs dans son introduction. Il n’empêche qu’elle est devenue un puits de science en histoire de la philosophie politique et de la philosophie du droit, ainsi qu’une historiographe éminente (voir sa somme sur Les Historiens et la Monarchie), alors que je suis resté un touche-à-tout. Je disais : un amateur.

Il y en a toujours qui croient que l’histoire et la philosophie politiques sont ennuyeuses. Qu’ils lisent donc Le Prince moderne, et ils découvriront une Atlantide de la pensée. Avec Blandine Kriegel comme avec Foucault, dont elle fut l’assistante au Collège de France, la Bibliothèque est un port de haute mer où souffle le vent de l’aventure. Vous embarquez. Et alors, de partout, des lettres volées, oubliées, en souffrance, fondent sur vous – «  comme un vol de gerfauts », pourquoi pas ? « hors du charnier natal » – et vous font leur destinataire. Qui connaît Hubert Languet, Duplessis Mornay, François Hotman, François de La Noue, Philippe de Marnis de Sainte Aldegonde ? Bodin, on connaît, mais qui lit Vindiciae contra tyrannos ? Théodore de Bèze, oui, mais Du Droit des magistrats sur leurs sujets ? Guillaume d’Orange, certes, mais ses défenses, et son Apologie, rédigée par Loyseleur de Villiers ? Eh bien, pour les lire et les comprendre il y a Blandine, et il y aura vous, si vous lisez Blandine.

Le sous-titre du livre parle à l’imagination : « Les Français et la naissance des Provinces-Unies ». J’ai aimé ce pays avant de le connaître, parce qu’il fut l’abri de Spinoza. Desanti, du temps qu’il était stalinien, déduisait le Deus sive Natura de cette bourse d’Amsterdam dont le nom me faisait rêver quand je lisais dans le Dictionnaire philosophique, à l’article « Tolérance », la phrase impie qui résume presque toute la politique de  Voltaire (et une bonne part de celle de Bernard-Henri Lévy) : « Qu’à la bourse d’Amsterdam, de Londres, ou de Surate, ou de Bassora, le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker, trafiquent ensemble, ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion. » Cette vue est à corriger, sans doute, ou du moins à historiser ; Albert O. Hirschmann le montre dans son petit livre, The Passions and the Interests: Political Arguments For Capitalism Before Its Triumph, qui existe en français.

Quels sont donc les derniers livres que j’ai lus sur les Provinces-Unies avant le Kriegel ? Il y a le Jonathan israël sur les « Lumières radicales », que j’ai signalé à sa parution, il y a juste dix ans, dans l’une de mes Lettres à l’opinion éclairée. Et, avant ça, le Simon Schama, son premier ouvrage, avant qu’il ne vire polymathe et se médiatise à mort, The Embarrassment of Riches, que j’avais beaucoup aimé. Comme c’est curieux ! Blandine salue le premier, mais n’a pas un mot pour le second, qui pourtant figure dans sa bibliographie. Il y a anguille sous roche. Elle doit avoir quelque chose à reprocher à Schama, je lui demanderai quoi : son silence m’inquiète. Je vois en revanche que sa bibliographie ignore un petit livre que j’ai beaucoup pratiqué, les Trevelyan Lectures de Franco Venturi, dont la première évoque la marginalisation et la survie des quatre anciennes républiques italiennes –  Gênes, Venise, Lucques, et San Marin – à l’époque que dominent les Etats modernes.

 Blandine signale un inédit d’Alexandre Adler, Le Projet impérial européen au XVIe siècle. Voilà qui est intéressant ! J’essayerai de lui tirer ça, pour le lire, d’abord, et, pourquoi pas, pour le lui faire publier ensuite. Le beau sujet ! La vocation propre de la France a toujours été de trahir l’Occident. C’est nous les perfides, aux yeux d’Albion. Voyez comme le tropisme américain de M. Sarkozy lui est resté sur les bras, si je puis dire. Il nous installe maintenant les Ruskofs au Quai Branly, d’où ils pourront espionner l’Université populaire de Catherine Clément, ce qui n’est pas trop grave – encore que celle-ci, en douce, ait accès à pas mal de docs classifiés –  mais aussi l’Elysée et le Quai d’Orsay. Glucks a eu beau faire, Poutine est notre Grand Turc. La France a pour corrélat l’humanité, c’est ainsi. C’est chez nous que l’on se mobilise pour une Syrienne emprisonnée. Essayez de bouger les Anglais, vous m’en direz des nouvelles. Mon amie Victoria Woolard en est réduite ces jours-ci à écrire à la Queen. Quant aux Américains, Butler et Chomsky signent à Paris le « Raffut pour Rafah ! », mais notre raffut n’empêche de dormir ni le MIT ni Berkeley. Zizek soutient les Indignés par Wall Street, mais la Syrie ? mais Paris ? ceux-ci ne savent pas très bien où c’est.

 Revenons à Blandine. Les Français ont fait beaucoup pour la peinture hollandaise : Claudel dans L’ŒIL écoute, Proust avec le petit pan de mur, et puis Barthes, dans un essai critique. Cocorico ! On découvre maintenant grâce à Blandine que, sans les Français, sans leur artillerie conceptuelle, elle n’aurait pas vu le jour, la vaillante petite république qui tint tête à l’Empire, à Philippe II – qui n’est pas sans ressemblance, quand on y songe, avec Darth Vader – puis à Louis XIV. Là est, selon Blandine, l’erreur des érudits anglo-américains. Ils ont suivi les avatars du signifiant « république » depuis les cités médiévales italiennes du XIe siècle jusqu’au « moment machiavélien » désigné par Pocock dans la pensée anglaise, et à Calvin, le maître de Genève. Mais ils n’ont pas saisi la différence décisive que souligne Blandine, celle qui sépare la « république de cité », dont l’Antiquité offre déjà des incarnations inoubliables dans Athènes et dans Rome,  de la « république d’Etat », qui deviendra réalité aux Pays-Bas avec Guillaume d’Orange, triomphera en Angleterre avec Cromwell, donnera naissance aux Etats-Unis, et enfin renversera notre monarchie millénaire.

Comment le signifiant de la république devint force matérielle, c’est ce que conte ce livre. « Conter » est le mot, car cette histoire a quelque chose d’un conte de fées. Les Provinces-Unies contre « les Espagnes », c’est David contre Goliath, c’est « Comment Yukong déplaça les montagnes » (encore une lecture que nous avons eu en commun, Blandine et moi). C’est, toutes proportions gardées, AMP contre IPA, ECF contre l’Amendement. On aura reconnu mon « sinthome » Horatius Coclès : tenir tête seul contre tous, ou cent contre mille, ou mille contre dix mille. Le faible ne dissuade le fort que si, côté concepts, il est trapu, idéologiquement paré, dense, imprenable, tout d’un bloc, sans division subjective. L’objet-cause du désir républicain, condensateur de concepts et de jouissance à la fois, s’incarna pour la première fois – avant Cromwell et avant Robespierre, comme avant les écrits fondateurs de la république américaine – en la personne du prince d’Orange. Ma dilection pour Guillaume remonte loin. La devise « Je maintiendrai », je l’évoquais durant les combats de la dissolution (1980-1981), car j’entendais en effet maintenir l’enseignement de Lacan – et intégralement, passe comprise – face aux liquidateurs de la petite « république d’Ecole » lacanienne. Plus loin encore, je me demande si je n’ai pas été d’abord gagné à la cause néerlandaise par ce film qui m’avait enchanté enfant, Les Aventures de Till Eulenspiegel. Le héros flamand, classé par Jung parmi les incarnations du  Trickster, le Dieu Fripon, était joué par Gérard Philipe, dans l’éclat de ses 33 ans. Il arracha la caméra des mains de Joris Ivens pour se faire metteur en scène à sa place (selon la biographie d’Ivens, Living dangerously).

J’ai demandé à Blandine de donner à Lacan Quotidien le chapitre où elle introduit le personnage du « Prince moderne ». Mon amie Monique Labrune, qui dirige maintenant les PUF, a elle aussi donné son accord, depuis Francfort. Je les remercie vivement toutes deux.  JAM ▪

(Article déjà paru dans Lacan Quotidien daté du 12 octobre)

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