Stimulations directes du nœud des pensées par Éric Laurent

Ouvrons notre « sac de nœuds ». On en trouve de toutes sortes. Surtout du côté des nœuds du cerveau et de l’âme qui ne cessent de se réécrire au gré des vraies-fausses avancées des neurosciences. Jean-Didier Vincent (JDV), ami de la psychanalyse, vient d’en donner une nouvelle version dans son Bienvenue en Transhumanie qui porte comme sous-titre « Sur l’homme de demain », ouvrage écrit en collaboration avec Geneviève Ferone. Sa Transhumanie inclut bien davantage que les Transhumains, que notre collègue Guy Briole nous avait déjà présentés. Il y loge une variété de rêves des nœuds entre le corps et le cerveau, l’âme et la pensée.

Ceux-ci s’engendrent de l’opposition entre l’organe et la stimulation directe du cerveau qui semble autoriser un remède à l’organe défaillant. Rappelons-nous : Pour Freud, l’appareillage du corps à la technologie se fait par l’amplification des organes. Il dit dans Malaise dans la civilisation : “Grâce à tous ses instruments, l’homme perfectionne ses organes — moteurs aussi bien que sensoriels —, ou bien élargit considérablement les limites de leur pouvoir. Les machines à moteurs le munissent de forces gigantesques, aussi faciles à diriger à son gré que celle de ses muscles ; grâce au navire et à l’avion, ni l’eau ni l’air ne peuvent entraver ses déplacements. Avec les lunettes, il corrige les défauts des lentilles de ses yeux. Le télescope lui permet de voir à d’immenses distances et le microscope de dépasser les limites assignées à sa vision par la structure de sa rétine. Avec l’appareil photographique, il s’est assuré un instrument qui fixe les apparences fugitives, le disque du gramophone lui rend le même service quant aux impressions sonores éphémères ; et ces deux appareils ne sont au fond que des matérialisations de la faculté qui lui a été donnée de se souvenir, autrement dit, de sa mémoire. À l’aide du téléphone, il entend loin, à des distances que les contes eux-mêmes respecteraient comme infranchissables.”(1)

Aujourd’hui, note très justement JDV, grâce à la réduction du fonctionnement du cerveau à une machine de Türing, l’organe n’est plus amplification, il est obstacle. « La seule barrière de communication entre le cerveau et la machine demeure nos sens avec leurs organes récepteurs qui servent d’intermédiaires. Si ces derniers sont absents par la naissance ou par la maladie, ils peuvent être remplacés par des appareils électroniques importés directement au contact des voies sensorielles à l’intérieur du cerveau (2). »

Les travaux de Alim-Louis Benabib (ALB) vont dans cette voie. Il stimule électriquement les cerveaux des malades atteints de Parkinson, par des électrodes implantées profondément. En s’auto-stimulant, ceux qui souffrent de mouvements involontaires peuvent les réduire. Mais ALB veut aller plus loin. Il se fait fort d’amplifier les intentions de mouvement, les ‘‘gestes rustiques’’(3). Ces amplifications visent à mettre au point une chaise pour les handicapés permettant par la pensée, d’actionner un auxiliaire. Les tétraplégiques vont marcher grâce à un exosquelette motorisé nous promet le GIANT (Grenoble Promotion for Advanced New Technology). Les résultats effectifs autorisent des rêves qui pourraient virer au cauchemar. De la lecture dans le cerveau des « gestes rustiques » aux rêves de lire les pensées, le saut est déjà là ! La neurojustice frappe aux portes, se faisant forte de lire les pensées criminelles. Le peu de succès des ‘’détecteurs de mensonge’’, tel que le montre l’histoire de l’espionnage, ne décourage pas les technophiles.

Distinguons ces rêves de lecture des applications pratiques de la recherche neurologique. Jacques-Alain Miller dans Le Point (4), en réponse à la question « Faut-il se réjouir de la puissance de la science ou en craindre les effets ? » répondait que « La science est une frénésie…cette frénésie, Lacan l’assimilait à la pulsion de mort. Nulle nostalgie n’arrêtera ça, nul comité d’éthique…». La stimulation intracraniale donnera sûrement des idées à des utopistes sociaux. Déjà elle sert à stimuler la dépression. L’humanité sera secouée par les rêves de la neuro-orthopédie comme elle l’a un moment été par le moment ‘‘psychiatrie cosmétique’’. Rappelez vous ‘Prozac Nation’’ d’Elisabeth Wrutzel,(1994), après ‘’En écoutant le Prozac’’, de Peter Kramer, (1993). Nous en sommes maintenant, près de 20 ans après, à la dénonciation des antidépresseurs par le National Institute of Mental Health aux USA, ne leur trouvant qu’une efficacité peu supérieure au placebo en dehors des indications strictes. Mais nous devons nous méfier de nous même autant que des sociomanes. Au-delà des médicaments stimulants ou des anti-dépresseurs sollicités off-label, il y aura des usages off label de la surstimulation. Les rêves de branchement direct homme-machine feront apercevoir en grosses lettres, la frénésie mortelle de l’accouplement du corps avec le savoir. Il faudra, pour la psychanalyse, aider à se réveiller des « Schwärmerei », des exaltations, de l’époque. Kant avait les siennes. Pour traiter les nôtres, nous devrons aider à lire les nœuds du corps et de l’âme de la bonne manière.

Paru dans le n°69 de Lacan Quotidien

(1) Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, [1929], Paris, PUF, 1971, pp. 38-39.

(2) Ferone G., Vincent J.-D., Bienvenue en Transhumanie, Grasset, 2011.

(3) Philippe Jacqué, « Faire marcher les tétraplégiques. »., Les labos du futur, Le Monde, 11 août 2011.

(4) Numéro du 18 août 2011

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