Cette rencontre aujourd’hui à Damas même, avec tout ce que représente cette ville au niveau historique et culturel, est une rencontre pour dire l’indicible. L’indi–cible pour nous, psychanalystes à Damas, c’est le spécifique, ce qui nous fait différents et pourtant aussi semblables à l’autre. Notre expérience s’exprime à travers la parole. C’est une parole qui change et qui transforme la vie de l’être, mais dans les fantasmes des gens c’est une expérience un peu dangereuse : résistance et distance. Ou, dans les meilleurs des cas, quand il se produit une amélioration chez l’individu, cela devient magique et mystérieux. Cependant, dans notre pays, on parle beaucoup, alors pourquoi cette peur de la parole psychanalytique ?
La psychanalyse se trouve peut-être entre le rejet de la sexualité au sens général du terme et le langage ésotérique sur la divinité.
N’oublions pas, Freud, le maître de la psychanalyse, parle de la sexualité : c’est un tabou. Et aujourd’hui Lacan parle de la jouissance et de la mort ; c’est encore plus grave, surtout quand on entend un langage totalement nouveau qui s’exprime à travers des mots qu’il faut déchiffrer pour les comprendre : le grand Autre, le A barré, l’objet petit a… Je ne vais pas citer toute la liste. Tout ce jargon se cherche encore dans notre culture et notre langage pour trouver ses racines autrement et devenir des mots qui parlent et signifient. Tous ces mots-là vont peut-être choquer certains d’entre vous qui n’ont pas l’habitude d’entendre le langage lacanien. Mais c’est une aventure intéressante et possible à vivre. C’est dans cette ambiance que se constitue la psychanalyse ici.
Nous nous réjouissons aujourd’hui de vous accueillir chez vous en Syrie. Je dis bien « chez vous », car nous disons à l’hôte que l’on accueille : ahlan wa sahlan, c’est-à-dire « vous êtes dans votre famille ». Un Français a dit de la Syrie : c’est le pays légendaire de l’accueil.
Et nous nous demandons aujourd’hui : quelle importance a ce colloque pour nous et pour vous, d’autant plus qu’il coïncide avec la dixième année d’existence de notre groupe, dont les membres cherchent à devenir psychanalystes ? Et comme on ne le devient jamais totalement, on est toujours en recherche. Mais on a besoin de l’autre différent qui accepte de faire « avec » dans le sens qu’emploie Pierre Bruno. Faire avec nous un chemin, tout en respectant ce que nous sommes, dans notre richesse et notre pauvreté. Il s’avère que l’autre aujourd’hui, c’est vous. Nous et vous, c’est la garantie de la continuité de la psychanalyse dans le « vrai » afin qu’elle ne reste pas un corps étranger mais soit une « dimension de la vérité », comme l’a souligné Lacan dans « La science et la vérité » (Écrits). Parler de la psychanalyse, je cite Lacan, « c’est parler du drame subjectif que coûte chacune des crises qui dans son histoire est liée à une transformation radicale qui l’amène parfois à la folie ». Freud et Lacan sont morts, mais ils sont ressuscités aujourd’hui. Leurs noms vont être cités à plusieurs reprises à travers leur enseignement. Leur enseignement va accompagner notre mystique.
Psychanalyse et expérience mystique, quel rapport ? Les deux touchent à ce qu’il y a de plus intime en l’homme : son enfer et son paradis, sa haine et son amour, tout ce qu’il y a de plus contradictoire et sublime en l’être humain. C’est la pure subjectivité dans la clinique et le savoir rationnel dans la théorisation, ce que Lacan a essayé de faire dans son élaboration sur la mystique à la fin de son enseignement. Rationaliser la subjectivité, c’est un projet de vie. Aujourd’hui, après la disparition des deux piliers de la psychanalyse, on a parfois l’impression qu’on peut leur faire dire tout ce qu’on veut. Alors, qu’est-ce qui peut garantir l’enseignement et la transmission de la psychanalyse ? Des milliers d’œuvres sur Lacan et Freud occupent les rayonnages des bibliothèques françaises. Par contre, aucun livre sur Lacan en arabe, pas plus que sur la psychanalyse. (On peut trouver les traductions de certaines œuvres de Freud faites il y a longtemps par Moustafa Safouan et Sami Ali ; les autres n’ont pas la même envergure.)
Trop-plein… Rien… C’est notre richesse et notre pauvreté. Certains parmi vous ont cru à ce rien et ont voulu partager avec nous le trop-plein. On se retrouve à un point central, le trop-plein et le rien renvoient au même. Nous avons rencontré en vous des mystiques qui ont accepté d’être généreusement avec nous. Comment avons-nous vécu cet « être ensemble » ? Le respect mutuel était au centre de notre relation ; il s’est traduit par écouter, parler, questionner, accepter de fouiller dans notre mémoire riche de signification, vivante depuis cinq mille ans ; nous nous sommes interpellés réciproquement. Voilà en résumé cet « être avec ».
Je crois que la psychanalyse et la mystique, au sens large du mot, ont une grande place dans l’histoire de l’homme aujourd’hui. La psychanalyse est à l’intérieur de la vie et peut interroger le tourment qui déchire le monde aujourd’hui entre pauvres et riches, faibles et forts, dominés et dominants. Notre région est plongée dans l’agressivité, la mort, la violence, la guerre, et chacun essaie de s’en sortir. Mais la question reste ouverte. Qu’est-ce qui fait aujourd’hui que l’homme se déchaîne dans la barbarie extrême et chute ? Pourquoi la guerre aujourd’hui malgré tout le progrès scientifique ? Je vous renvoie au livre de Marcel Gaucher, Le désenchantement du monde, et à ceux de Jean-François Mattéi, De l’indignation et La barbarie intérieure, ainsi qu’à La crise de la culture d’Hannah Arendt et bien sûr à la correspondance entre Freud et Einstein, Pourquoi la guerre ?
Michel Lapeyre, dans Lettres sur la psychanalyse, écrit : « Se taire pour écouter, s’effacer pour que ça parle. » C’est là peut-être que nous pouvons écouter l’expérience mystique en général et l’expérience mystique musulmane en particulier, car on ne sait pas si Lacan s’est intéressé à la mystique musulmane. Elle a quelque chose de très spécifique dans sa relation à l’amour pur. Dans la mystique musulmane, pour Dieu, l’âme de chaque être est féminine ; lui seul est masculin. Donc en face de Dieu il n’y a ni homme ni femme ; c’est la suppression de la différence sexuelle. Il y a l’âme qui reçoit la parole de Dieu et est œuvrée par lui, qui est l’agissant. Donc la jouissance de cette âme est une jouissance autre. L’expérience mystique musulmane n’est donc pas réduite uniquement à l’extase comme le pensent certains, pas plus qu’elle n’est réduite à al-Qa’ida. Elle n’est pas de l’ordre du dogme, mais elle est fondée sur la pensée philosophique qui enveloppe l’expérience humaine dans sa pure subjectivité.
Ce colloque est marqué du sceau de notre reconnaissance envers vous tous qui, depuis dix ans, êtes venus de France, du Liban et d’Afrique du Nord nous apporter votre soutien, sans lequel nous n’en serions pas là. Je voudrais remercier les institutions françaises liées aux services culturels de l’ambassade de France qui nous ont accueillis généreusement pendant ces années de recherche ardue. Je voudrais remercier aussi l’ambassade de France et le Centre culturel français pour leur contribution efficace et généreuse. Un grand merci encore aux membres de l’École psychanalytique de Damas et de l’Association de psychanalyse Jacques Lacan. C’est grâce à tous que ce congrès a pu avoir lieu aujourd’hui. Un remerciement spécial à Dimitri Avirinos, notre « passeur » d’une langue à l’autre ; sans lui, nous aurions perdu beaucoup de la valeur de ce qui a été échangé ces dernières années.
Un mot pour l’avenir. J’aimerais citer le grand peintre Soulages qui a dit : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche. »
Pour conclure, voici ces vers du poète du Moyen Âge Guillaume d’Aquitaine :
Je ferai un poème sur le pur néant.
Il ne sera ni sur moi, ni sur quelqu’un d’autre
Ni sur l’amour, ni sur la jeunesse
Ni sur rien d’autre.
Je l’ai fait en dormant sur un cheval.
Mon poème est fait, je ne sais sur quoi.
Je le transmettrai à celui
Qui le transmettra par quelqu’un d’autre
Là-bas vers l’Anjou
Pour qu’il me transmette de son étui la contre-clé.
La contre-clé est la deuxième clé qu’il faut pour ouvrir certains coffres ; avec une seule rien ne s’ouvre.
Rafah Nached « Dire l’indicible », Psychanalyse 2/2011 (n° 21), p. 33-36.
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