Comment cette famille d’intellos américains a accompagné la naissance de l’art moderne.
Par Jean Pierrard | 22/09/11 | 17h53

Une tribu d’Américains, une famille d’originaux ivres de peinture, a joué les accoucheurs de l’art moderne au début du XXe siècle. Cent ans plus tard, l’évocation de leurs exploits est le prétexte, au Grand Palais, d’un accrochage grandiose d’oeuvres-phares de la modernité. Avec quelques-uns de leurs amis, ils ont imposé aux États-Unis l’idée que Paris était devenu après 1870 une sorte d’équivalent de la Florence du quattrocento. C’est Leo (1872-1947), le cadet de cette fratrie de juifs californiens enrichis par la création d’une compagnie de tramways et de cable cars, qui amorce le mouvement.

Leo arrive en Europe à la recherche de la sensation vraie. En se lançant à corps perdu dans une collection de peintures, en débutant une carrière d’artiste, il ne va pas seulement sauver sa peau, mais, avec son frère aîné Michael (1865-1938), sa belle-soeur Sarah (1870-1953) et, surtout, Gertrude (1874-1946), va mécener en faveur de quelques-uns des créateurs les plus importants du siècle. Que serait devenu Matisse sans les Stein, dans ces premières années du XXe siècle où il vit aux crochets de son épouse, obligée de se faire chapelière pour survivre ?

Le cadet des Stein commence par s’installer à Florence, ville dans laquelle, très rapidement, il s’ennuie. Il y croise néanmoins l’un des plus grands esthètes du moment, Bernard Berenson, connu surtout par une célébrissime photographie le représentant coiffé d’un panama, en train de contempler la statue de Pauline Borghèse par Canova. Historien inspiré de la peinture italienne, Berenson est à l’origine de la plupart des grandes collections américaines d’art italien du quattrocento, dont il est le spécialiste patenté. Snob et définitivement upper class, Berenson, qui mourra avec un crucifix du XIVe siècle entre les doigts, oublie volontiers le shtetl de ses origines et jette un regard assez méprisant sur l’étrange tribu. Son épouse qualifie Gertrude, la soeur de Leo, bientôt arrivée des États-Unis aux basques de son frère, de “femelle sémite” mal attifée, moquant son apparence “corpulente, pataude, couleur acajou”, mais vantant son intelligence et sa “tête grandiose, monumentale, pleine de cervelle et de génie immense”. C’est ce physique difficile que Picasso immortalisera, à mi-chemin entre l’art nègre et le fameux portrait du patron de presse Bertin par Ingres, balayant à l’avance toute critique sur la conformité du portrait au modèle : “Elle finira bien par lui ressembler”…

Auparavant, entre deux notices sur Sassetta ou un autre primitif siennois, Berenson fait découvrir Cézanne aux Stein. On est en 1900 : aucune des grandes intelligences du siècle, à commencer par Proust, n’a encore entendu parler de ce maître aixois qui n’a pas son pareil pour croquer les pommes. Cela n’empêche pas les Stein d’acheter leurs premiers Cézanne chez Ambroise Vollard. Un choix décisif qui commande la suite et les emmènera, sans coup férir, chez Matisse et Picasso, qui ne jurent que par Cézanne.

Avant de casser leur tirelire chez Vollard, Leo et Gertrude rentrent à la maison pour une brève session universitaire dans la plus prestigieuse université de la côte est, Harvard. Leo ne va pas tarder à s’y lasser des études de droit, alors que Gertrude, en dépit d’un échec en médecine, se passionne pour la psychologie. Il est vrai qu’elle suit les cours de William James – le frère de Henry – qui n’est pas, tant s’en faut, le plus mauvais professeur de Harvard.

Rapprochant le frère et la soeur, leur passion pour la peinture devient très vite une sorte de raison sociale pour toute la famille. Entre-temps, la passion pour l’art moderne s’est également emparée du frère aîné, Michael et de sa femme Sarah. Arrivés de San Francisco, ils s’installent rue Madame au début de l’année 1904, à quelques encablures de la rue de Fleurus, où Gertrude et Leo ont élu domicile. Forts d’un impressionnant trésor de guerre, ils peuvent se mettre à l’affût de bonnes affaires.

Scandale

Et il y en a. Dans la foulée du postimpressionnisme, les mouvements picturaux s’enchaînent les uns à la suite des autres, le fauvisme se faisant particulièrement remarquer par son fort parfum de scandale. Une nouvelle génération d’artistes, nés autour ou après 1870, pointe le nez. Résultat : après le Salon de 1904, Leo et Gertrude retiennent huit tableaux chez Vollard, dont trois Cézanne, en particulier l’impressionnant portrait de Madame Cézanne à l’éventail. La collection familiale est bien partie.

Leur rage d’achat ne s’apaise pas l’année suivante. Au Salon des indépendants, ils font l’acquisition d’une toile de Manguin, poids plume du fauvisme, mais grand ami de Matisse. On est en 1905, l’année où Matisse met le feu, rompt toutes les amarres avec l’impressionnisme, part s’enfermer à Collioure, où il peint en compagnie de Derain quelques-unes des toiles les plus audacieuses de son existence. En achetant La femme au chapeau, Leo et Gertrude s’embarquent dans le sillage du peintre le plus avant-gardiste de l’époque, un artiste dont les couleurs, les rouges d’incendie mêlés à des verts émeraude et des jaunes, font scandale.

En comparaison, l’achat la même année de deux somptueuses toiles, dont La famille d’acrobates avec singe, à un jeune peintre parfaitement inconnu, un certain Pablo Picasso, arrivé de Barcelone, paraît presque raisonnable. Le jeune Espagnol dessine comme un dieu et joue des couleurs de façon plus modérée que ses concurrents français. Surtout, il se tient à l’écart, ne fréquente pas les Salons, cultivant un réalisme de bonne facture dans le sillage de Toulouse-Lautrec. En se liant à la tribu, en allant vider quelques verres de schnaps et fumer quelques cigares rue de Fleurus, le samedi soir, chez ces Américains qui parlent aussi mal le français que lui, Picasso ne peut que croiser la route de Matisse.

Tout a été dit de la confrontation Matisse-Picasso, mais, la plupart du temps, on a oublié que la rencontre entre le jeune bohème de la butte Montmartre et le “professeur”, plus bourgeoisement installé sur les bords de la Seine, s’est faite chez les Stein. Gertrude soutient Picasso, pendant que Michael et Sarah, installés au 59, rue Madame, accrochent, à touche-touche, les oeuvres emblématiques de la pétaradante révolution picturale de Matisse – célébrée avec éclat l’année dernière par le MoMA de New York, qui présentait en particulier Le bonheur de vivre et surtout Nu bleu, souvenir de Biskra, une toile à l’énergie furieuse.

Picasso, bien sûr, ne veut pas laisser Matisse à la tête de l’avant-garde, lui qui, depuis son arrivée à Paris, enchaîne également les périodes, réaliste et bleue un jour, élégiaque et rose un autre. Sa réponse à Matisse prend la forme d’une réplique comme on en trouve dans tous les séismes d’importance : elle s’intitule Demoiselles d’Avignon et fait basculer le cours de la peinture.

Après les Demoiselles d’Avignon, plus rien ne sera pareil chez les Stein. Gertrude se fera l’égérie du cubisme, tandis que Sarah restera fidèle, jusqu’à son dernier souffle, aux couleurs de Matisse. Leo, de son côté, très énervé par l’homosexualité de Gertrude, prend ses distances avec Picasso et collectionne Renoir. Le temps passant, de nouveaux mécènes, russes, prennent la place des Stein, sans que leur prestige intellectuel en souffre. Des écrivains, “papa” Hemingway et Scott Fitzgerald, vont succéder aux peintres dans l’orbite de Gertrude. Mais cela est une autre histoire, évoquée par Woody Allen dans sa dernière carte postale parisienne… On notera, pour finir, qu’Alice Toklas (1877-1967), l’amie de Gertrude, terminera sa vie dans un appartement “moderne” où il est impossible d’accrocher le moindre tableau. Et surtout que Picasso, vaillant nonagénaire, enterrera tout le monde…

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