Nous sommes le 9 septembre 2011, il est minuit à Paris, il fait très doux dans la cour de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, on se croirait encore en plein été. Lacan est mort il y a trente ans. Nous sommes là pour écouter des lectures de ses textes, après avoir vu ou revu l’émouvant documentaire de Gérard Miller Rendez-vous avec Lacan, mais nous sommes là aussi parce que trente ans après la mort de Lacan, la rumeur médiatique s’est répandue qu’il n’y pas de successeur de Lacan, qu’il n’y en a jamais eu, qu’après lui tout s’est arrêté, et qu’il ne reste plus qu’à faire de l’histoire de la psychanalyse pour rendre compte de son héritage. Nous sommes là parce que cette rumeur ne résulte pas seulement de la désinformation de journalistes qui connaîtraient mal le milieu psychanalytique, mais d’une volonté délibérée de faire comme si Jacques-Alain Miller n’existait pas, comme s’il n’avait jamais existé et jamais rien apporté à la psychanalyse.

Il est minuit et quelques poussières. Jacques-Alain Miller arrive accompagné de sa fille. Il vient nous parler. Il dit alors ce qu’il n’avait jamais dit auparavant, car jusqu’ici, il avait fait avec et supporté, en pensant sans doute que le plus important n’était pas là, qu’il ne fallait pas se laisser divertir pas les médisances, mais continuer de mettre toute son énergie, toute sa passion, tous ses intérêts, au service de la transmission de l’enseignement de Lacan, non seulement en établissant le Séminaire, mais aussi en faisant cours pour tous ceux qui souhaitaient découvrir Lacan, avancer dans son orientation, et en animant par des créations institutionnelles le mouvement psychanalytique lacanien dans le monde. Jusqu’ici, il avait considéré que c’était contre les thérapies cognitivo-comportementales qu’il fallait se battre, contre les amendements cherchant à transformer la psychanalyse en psychothérapie évaluable quantitativement. Mais ce soir, quelque chose a changé. Pour lui et aussi pour nous.

Jacques-Alain Miller nous parle dans la cour aux Ernest de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, qui fut aussi son Ecole, au moment même où Lacan y fut accueilli en 1964 après son excommunication, l’Ecole grâce à laquelle il a rencontré Lacan. Comme il le rappelle lui-même,  c’est la première fois qu’il est reçu dans l’enceinte de cette Ecole depuis qu’il l’a quittée, il y a plus de quarante ans. Cette fois-ci, à partir d’aujourd’hui, il défendra son nom, il ne laissera plus officier celles et ceux qui travaillent à gommer son existence, et comme il le dit lui-même en évoquant l’accueil que lui a fait Monique Canto-Sperber, c’est un acte. Et c’est en ce lieu où il nous parle pour la première fois qu’il dit au nom des siens, qu’il ne laissera plus son nom être ainsi maltraité.

Ce n’est certainement pas à Jacques-Alain Miller de dire qu’il est le successeur de Lacan. Mais puisque certains feignent d’ignorer, non seulement son immense travail pour la psychanalyse, mais même son existence, nous pouvons dire que pour nous, pour toutes celles et ceux qui l’écoutent chaque semaine depuis de nombreuses années, qui découvrent le Séminaire, sans parfois avoir rien pu saisir des Ecrits que Lacan lui-même avait qualifié d’illisibles, pour nous tous, il est le passeur de Lacan. Notre Lacan aujourd’hui, notre Lacan au XXIe siècle, c’est un Lacan avec Miller. Non pas le Lacan de Miller, mais un Lacan que Miller sait faire résonner, sait élucider, sait aussi prolonger, en ne l’imitant pas mais en prenant le risque d’avancer parfois là où Lacan lui-même s’est arrêté. Si la psychanalyse lacanienne a pu se transmettre aux générations suivantes, ce n’est pas grâce à des biographies de Lacan, mais grâce à celui qui donne de sa voix, de sa pensée, de son existence, pour rendre Lacan non seulement vivant mais pour nous tendre aussi la main afin de nous faire pénétrer dans les labyrinthes de son élaboration si complexe. Nous suivons alors le fil de Miller et nous nous apercevons qu’après l’avoir entendu, nous ouvrons Lacan et nous ne nous sentons plus étrangers à ce que Lacan dit, à ce qu’il écrit, nous lisons Lacan et nous devenons lacanien. Et cela personne ne nous obligera nous plus à le taire, à faire comme si cela n’était rien, à nous renier nous-même pour nous plier aux diktats de ceux qui font mine de défendre la psychanalyse contre le cognitivo-comportementalisme alors que leur but profond est de faire disparaître le nom de celui qui rend la psychanalyse lacanienne vivante.

Il est minuit et des poussières, Jacques-Alain Miller lit 39 de fièvre, la leçon du 19 mars 1969 du Séminaire XVI, une leçon où la voix de Lacan s’entend d’autant plus qu’il parle de lui et de sa fatigue. Il n’imitera pas la voix de Lacan, mais il interprétera ce texte, nous dit-il. Il interprète alors en y étant de tout son corps, comme un acteur qui s’oublie lui-même, qui laisse le texte faire exister le personnage et pendant ce court moment, nous voilà dans cette cour en cette fin d’été à Paris comme transporté à Avignon, dépaysé, redécouvrant ce texte. Si Miller est pour nous le passeur de Lacan, c’est que ce qu’il a fait ce soir, c’est aussi ce qu’il fait pour nous depuis si longtemps, il interprète Lacan pour ne jamais le laisser enterrer pas des croque-morts qui préfèrent que la psychanalyse disparaissent plutôt que de reconnaître celui grâce à qui elle continue d’être l’objet d’un désir vivant.

 

 

 

Comments are closed.