CLOTILDE LEGUIL. Miller, passeur de Lacan. Ce n’est ni un roman, ni un ouvrage d’histoire de la psychanalyse, ni tout à fait une psychobiographie. Vie de Lacan de Jacques-Alain Miller dont nous pouvons lire la première partie en cette rentrée lacanienne 2011 en attendant la suite prévue pour la mi-octobre, est plutôt quelque chose comme une confession, un effort pour rendre compte de l’être de Lacan à partir de l’effet que produisait sa façon d’exister sur la vie des autres, et en particulier sur celui dont le destin est aujourd’hui de transmettre l’orientation lacanienne dans la psychanalyse.

Jacques-Alain Miller a toujours rappelé à quel point il avait cherché à s’effacer en tant que co-auteur du Séminaire, préférant ne pas apparaître sur la couverture elle-même, mais simplement en première page comme celui qui a établi le texte. Sa présence n’en est pas moins sensible dès lors que l’on compare un tapuscrit du Séminaire et un Séminaire établi, le premier apparaissant comme un matériau certes riche mais brut, issu des notes des auditeurs de Lacan vivant, le second comme une œuvre agalmatique dont, aussi bien les titres des chapitres, les scansions conceptuelles au sein des leçons, le découpage, les reformulations, apparaissent comme autant de notes de musique qui font alors résonner dans la parole enseignante de Lacan quelque chose comme une mélodie propre au sujet vivant qu’il était.

Mais parler de la vie d’un autre, c’est en effet autre chose. C’est d’autant plus délicat au XXIe siècle que l’intimité d’autrui est exhibée sans pudeur comme une marchandise spectaculaire. Faut-il alors faire de la vie d’autrui un roman résolument fictif ou une œuvre à valeur scientifique effaçant la dimension interprétative de tout récit de vie, pour échapper aux dérives de notre société voyeuriste ? Comment parler des morts quand on est vivant sans les enterrer une seconde fois ?

Sartre considérait dans L’Être et le Néant que seul le sujet mort accédait à ce statut d’objet inerte pour autrui. N’existant plus que pour l’autre qui peut en faire sa chose, sa vie achevée ne comporte ainsi plus aucune indétermination. C’est en échappant à ces différents écueils que Jacques-Alain Miller parvient à inventer sa propre version de la vie d’un autre.

Il a choisi d’évoquer la vie de Lacan en ne s’effaçant pas lui-même cette fois-ci, en assumant de parler depuis ce que l’existence de cet homme avait pu laisser de traces en lui, sans transformer son récit en roman, ni en ouvrage scientifique. C’est grâce à la présence de son énonciation que son récit de Vie de Lacan a une portée éthique. Jacques-Alain Miller nous dévoile quel sujet était Lacan, quel parlêtre il a été pour lui et pour ceux qui l’ont rencontré comme analyste, comme enseignant, comme ami, ou même comme ennemi, sans jamais céder à la tentation de l’objectivisme. Loin de toute interprétation psychologisante, c’est plutôt au plus près de l’inconscient qu’il tente de l’approcher en évoquant Lacan comme un être énigmatique.

C’est en ce sens que cette Vie de Lacan nous apparaît dans la droite lignée de ce que Freud avait pu entreprendre avec son Léonard, sans chercher jamais à faire oublier la fascination qu’exerçait sur lui cet être étrange qu’était le grand peintre.

Tout comme Léonard fut par son génie et ses contradictions un être incompréhensible aux yeux de ses contemporains, Lacan fut aussi cet homme étrange et génial que ses contemporains, mais aussi la postérité, ne parviennent pas à comprendre. Jacques-Alain Miller fait ainsi de Lacan son Léonard à lui, et nous parle depuis ce point d’indicible qui fait son rapport à Lacan, ce point qui a lié son existence à l’œuvre et à la parole de Lacan de façon radicale. Il y a alors quelque chose qui évoque la passe dans cette entreprise qui tente de cerner ce qui fait le vivant d’un sujet à travers ses symptômes, ses créations, et ses contradictions.

C’est un peu comme passeur de Lacan que parle Jacques-Alain Miller, nous transmettant à travers son texte ce que Lacan a touché en lui, éveillant son désir de psychanalyste. Cette Vie de Lacan nous conduit ainsi à découvrir Lacan non pas comme on s’approprie un parcours et un système de pensée figé mais depuis ce qui peut nous toucher aussi dans la vie de cet homme qui a bouleversé le destin de la psychanalyse et du même coup aussi le nôtre.

DEBORAH GUTERMANN. L’éclat d’une vie. En littérature, il y a des météores, et il y a des pavés. Les premiers sont fulgurants, les autres sont bruyants, bavards, et parfois, ils salissent. La Vie de Lacan, de Jacques-Alain Miller, est un bolide. En opérant une subtile distinction entre les deux genres de la biographie et de la « Vie » prenant modèle sur celle des « hommes illustres », Jacques-Alain Miller renvoie à une série d’oppositions qui balise le champ de l’un et de l’autre.

Alors que la biographie est l’œuvre de l’esclave appliqué qui se révolte en fossilisant celui qu’il consacre, le second est du côté de l’éthique. « Vie » s’entend dans tous les sens du terme et c’est bien de la vivacité de Lacan qu’il s’agit. La chronologie appauvrie à laquelle s’attache le récit biographique de l’inféodé s’oppose à l’effet de witz créé par le souci du détail, de l’anecdote qui fait mouche. Là où la trame narrative du récit biographique s’ordonne autour d’une linéarité qui résulte du sujet réduit au « sujet d’étude », la « vie » nous parvient dans le détail du vivant, de ce qui le singularise de manière irréductible. Le temps de la « vie » est alors celui de l’instant. Celui de la biographie s’étend pour tisser la trajectoire qui commence fatalement par la naissance, pour finir avec la mort. Oui, tu es mortel. Un parmi d’autres, inscrit dans une époque, produit des mêmes complexes qui justifient ensuite le jugement moral, lorsque l’heure du bilan a sonné. L’exemplarité brandie en étendard par le biographe s’étiole.

Jacques-Alain Miller, qui maintient vivante la pensée de Lacan depuis plus de 30 ans, a fait un pas de côté lorsqu’il a entrepris de s’intéresser à la personne de Lacan. Là où le biographe est la doublure qui se place sur l’axe du rival, celui qui rédige cette Vie crée la rupture. Il rend hommage à la pensée de Lacan en tirant toutes les conséquences de son enseignement pour l’appliquer à sa Vie. Récit du réel, c’est dans les interstices que Lacan affleure, dans sa position hors standard. Loin de la tempérance, c’est le Lacan de la démesure, de l’impatience aussi, et surtout l’homme de désir qui s’y rencontre.

FRANCOIS REGNAULT .Coup perdu ! Lorsqu’il y eut eu trente ans que Lacan fut disparu, il advint que la formule qu’il avait mise au point sous la forme « Il n’y a pas de rapports sexuels » devint une énigme populaire. Beaucoup la connaissaient déjà, tous les analystes lacaniens s’étaient employés à en donner chacun son imparable interprétation, je m’étais souvent risqué moi-même à la rendre d’autant plus évidente que je ne puis la citer sans que de nouveau sa clarté ne m’aveugle, et un livre avait été consacré à lui donner un sens philosophique. [1] Mais j’ai su qu’elle atteignit alors jusqu’aux milieux ecclésiastiques, dont certains l’adoptèrent comme une sorte de complément d’information, et de supplément d’âme.

L’une des premières acceptions de la grande trouvaille m’avait d’ailleurs été livrée par un philosophe sensible aux mœurs de ce temps, remarquant que les aléas, les fiascos, les impasses de la sexualité adolescente, vérifiaient à l’envi l’implacable apophtegme. On sait que Rohmer s’était imposé le principe, dans ses Contes moraux – moraux en cela même – de faire en sorte que jamais aucun des ses personnages principaux ne passât jamais à l’acte (sexuel), en quoi il illustrait la formule dans le sens de l’amour courtois.

Bien entendu, Lacan n’avait pas été assez aveugle (ou sourd) pour prétendre que personne ne faisait  jamais l’amour avec personne – et il lui arrive même de dire qu’à la fin chacun trouve sa chacune (bien qu’aussi « à Lacan sa lacune »).

Mais il avait été agacé de ce que, dans ses premières explications d’avant la Trouvaille qui introduisaient au tableau des mathèmes sur la sexualité, un analyste eût déclaré : « La prochaine fois que j’irai foutre, je prendrai ma règle à calculer ! » Blague gauloise qui ne renvoie qu’à la fonction phallique, et que j’opposerai à ce dont un Corneille peut se vanter lorsque, tout frais émoulu de sa fonction d’époux, il écrit vertement à un ami : « Je pense vous avoir mandé que je me sens des bénédictions du mariage, et tire maintenant à coup perdu aussi bien que vous. »

« Coup perdu » ! n’est-ce pas la définition cornélienne de l’inexistence du rapport sexuel ?

*

J’entends attester en cet anniversaire de sa mort que Vie de Lacan que nous devons à Jacques-Alain Miller est frappée au coin même de cette authenticité qu’il revendique pour son modèle, et rend le seul accent de vérité auquel rien ne se compare, sinon la certitude intime, qu’eurent tous ceux qui connurent Lacan et le reconnurent ainsi, que ce fut une des rares choses du monde qui en valait la peine.

J’apprends à l’instant que Jacques-Alain Miller quitte le Seuil, non sans Lacan ! Dans la fable de La Fontaine, personne ne repassait le seuil de l’antre du lion, jusqu’à ce que l’on comprît pourquoi. Sauf qu’ici l’on repasse le Seuil et on quitte son antre, mais parce que le lion n’en est plus un !

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