Jacques-Alain Miller, dans ce périple qu’il entame auprès du public de 20 librairies de France, de Belgique et de Suisse francophone, est confronté à une situation nouvelle qu’il interroge devant nous, avec chacun d’entre nous. A qui s’adresse-t-il ? Que va-t-il nous dire ? Il n’est pas question pour lui de faire des résumés des livres annoncés, il cherche un fil qui sera différent à chaque fois. J’ai attrapé quelques bribes de ce qu’il faisait passer dans un discours, émaillé de souvenirs, d’anecdotes savoureuses le rendant très vivant.
Ce qu’il espère : nos questions. Ce qu’il veut savoir : ce qui nous porte chacun(e) à venir l’écouter. Avant d’arriver à ces deux temps, il va nous dire quelques mots plus généraux sur le contexte de ces publications. Mais en préliminaire, il commente l’éloge panégyrique que Claude Viret vient de lui faire devant plus de deux cents personnes dans cette très belle salle de la Mairie de Dijon.
Dans cet éloge, il s’entend comparé à Hercule au regard de la somme de travail qu’il a fourni entre son cours, la publication des séminaires de Lacan et ses propres publications. Il relate alors un souvenir d’enfance par lequel il montre l’influence qu’eurent deux statues qui firent limite, lorsqu’il avait 6, 7 ans, entre l’espace familier et l’extérieur de la vie/ville et sous lesquelles il ne voulait pas passer. La première, celle de Beaumarchais, « une figure sévère à l’œil torve qui me regardait, dont je craignais qu’elle me saute dessus », l’autre étant celle de Jeanne d’Arc. «En vous entendant énoncer mes hauts faits, me revient le concept de Sartre, le pratico-inerte : «… l’incandescence et le flux de ce que vous avez créé dans votre pratique, vous revient comme lave de volcan rigidifiée ». Claude Viret se trouve ainsi dans la même position face à JAM que JAM face à Lacan. C’est la même structure, où l’éloge est susceptible d’écraser, rigidifier, statufier.
Un séminaire établi par Jacques-Alain Miller, qu’est ce que c’est ? – « je me suis inspiré des traductions latines, faites par les éditions des Belles-Lettres ». Lacan lui avait bien proposé d’être co-auteur mais ce couplage ne lui semblait pas juste : «c’était Lacan, la statue, pas moi, j’étais modeste, mais orgueilleux, je restais caché». Établir le séminaire donne à Jacques Alain Miller « un périmètre de sustentation… j’aime le déchiffrage … ». Si Lacan était la statue, lui se faisait cryptographe, égyptologue. Il cherchait ce qui du texte de Lacan pouvait tenir, il voulait dégager la structure de la phrase : « c’était passionnant pour moi, il y avait des moments de désespoir, et de perplexité…. C’était comme un puzzle, je cherchais l’architecture sous-jacente, sous les broussailles. Je cherchais l’objection, la conséquence, l’argument d’appui. C’est cela qui m’a donné de l’allant toute ces années pour arriver au bout de ma tâche ».
JAM s’est intéressé au jeu de Lacan avec la langue, la syntaxe, à la façon particulière qu’il avait de la tordre, d’en faire une langue chiffrée : «Lacan n’était pas dans l’explication, du moins quand je l’ai connu … Quand on l’interrogeait, il répondait peu, par contre il soutenait de son regard, d’un geste. Il ne se livrait pas». JAM ne l’a jamais entendu parler de son excommunication, pourtant il l’a rencontré quelques mois seulement après la scission. Lacan avait alors 65 ans, et lui 20. La première fois qu’il a été reçu à Guitrancourt, il a rangé sa bibliothèque : «Il m’aimait beaucoup et cela a dû compter beaucoup pour Judith Miller».
L’établissement des séminaires n’est pas une affaire de famille, pour JAM, c’est une mise en ordre d’un texte, il s’agissait d’en supprimer le moins possible : «J’avais de la jouissance à faire cela et ça prenait du temps». Lacan ne prenait jamais la voie plus simple. JAM voulait réduire son texte jusqu’à l’os pour saisir l’architecture, comme son père, médecin radiologue, qui avait un amour de la radiographie. «Je suis le radiographe des textes, je vois la structure et je paye de ma personne avec la passion de la logique».
Quel était le rapport de Lacan avec la langue dans la vie courante ? «Il n’arrivait pas à demander des choses simples, il tendait la main : «c’est le pur signifiant du manque, car le désir, on ne peut le satisfaire.» – «Quand on comprend, ce qui ressort de l’opération de lecture ou d’écoute, c’est une signification, on ne retient du signifiant que le signifié. Le sentiment de compréhension repose sur un petit chatouillis : une satisfaction. La compréhension est une éclipse du signifiant par le signifié, le signifiant disparaît. Quand on dit Maryline et que l’on associe Monroe, le nom propre s’évanouit dans l’image. L’usage poétique de la langue n’est jamais satisfaisant du point de vue de la compréhension, on n’est jamais satisfait de ce qu’on a compris. » – « Cet effet de signifiant inéliminable, c’est ça la lettre, ça reste, ça n’arrive pas à destination».
En fait, ce qui attache les lecteurs à la langue de Lacan, c’est son pouvoir d’illecture : «on n’arrive pas à le comprendre, on y revient, juste assez pour apercevoir qu’on ne comprend pas et qu’on pourrait comprendre. Ce pouvoir d’illecture, c’est sa différence à lui, à tous les autres. Grâce à cela, comme pour Joyce, il y aura une industrie sur Lacan.»
Et puis, surprise, cette annonce de réorganiser l’après-midi du dimanche des Journées de l’Ecole autour des femmes, pour augmenter le raffut pour Raffah. Une fondation à partir des femmes, il a pressenti Rama Yade, Isabelle Durand, Clémentine Autain et d’autres. «Au XXIe siècle, la psychanalyse sera aux mains des femmes. La transformation des mœurs est portée par les femmes pour les femmes. L’insituable et l’indéfinissable de la jouissance féminine sont un facteur de dérangement essentiel. Entre la jouissance des cavernes et celles des casernes, il y a un monde.»

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